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« Dans le Neuhof, la consommation se fait à ciel ouvert »

16 octobre 2018

Les addictions, Opali-Ne les connaît bien. Ce lieu d'accueil est dédié aux habitants du Neuhof concernés par des comportements addictifs. Toutes les semaines, des professionels de l'organisation arpentent le quartier à la rencontre des plus vulnérables. Le but : créer un lien avec eux pour prévenir les risques liés à la consommation. 

« Là, vous voyez, typiquement, c’est une zone d’activité », indique Céline Braune, éducatrice spécialisée d’Opali-Ne (*), en pointant du doigt une pipette vide de sérum physiologique et une boîte de méthadone. Nous sommes au coeur du « Triangle d’or », note la salariée d’Opali-Ne, un terme utilisé par la police pour désigner ce secteur du Neuhof où la consommation et le trafic de stupéfiants sont particulièrement élevés. À deux pas de l’école Guynemer, les yeux rivés au sol, nous observons les traces de ces pratiques addictives. 

Une mère de famille, attirée par l’objet de notre curiosité, s’attarde à nos côtés. « Je n’autorise plus mes enfants à venir jouer le long des rondins de bois, lance-t-elle. C’est trop dangereux. » Il y a quelques mois, son fils a trouvé une seringue à peine planquée entre le petit grillage et le tronc d’arbre. Plus désolée qu’alarmée, cette Neuhofoise est prudente. « Dieu merci, ça n’est plus arrivé depuis, mais c’est vraiment triste », ajoute la passante, à peine soulagée.

Une consommation plus ou moins propre

« Dans le quartier, la consommation se fait à ciel ouvert », affirme Céline Braune. Avec sa collègue Julie Guignard, psychologue, elles accompagnent dans leur pratique les personnes touchées par une addiction. Leur rôle n’est pas de les contrôler, mais de les inciter à adopter des gestes sûrs pour leur santé. Dans les locaux d’Opali-Ne, située au 8, rue de Châteauroux, les deux femmes proposent aux consommateurs du matériel stérile et gratuit. Trois jours par semaine, les locaux sont ouverts pour ce public. 

Lors de notre sortie, Céline Braune se réjouit presque de trouver coupes, boîtes vides de kits stériles et emballages de préservatifs. « Au moins, ils ont une consommation à peu près propre. Ça me rassure, parce que ça fait assez longtemps qu’on n’a pas vu de seringues, relève l'éducatrice. Ça veut dire qu’ils les ont jetées et que personne ne peut tomber dessus malencontreusement. » Le constat est le même dans la rue de Clairvivre, dans les buissons jonchant l’église Saint-Christophe, dans ceux du cimetière, ou encore le long de la ligne de tram C.  

Certaines traces de la consommation sont visibles dans les buissons près de la ligne du tram C. Cuej / Juliette Mariage

Un vide-dressing pour attirer les femmes

Dans le square proche du Norma, sur les coups du midi, pas de traces d’enfants. Les bancs sont occupés par une dizaine d’habitants du quartier, en majorité des hommes entre quarante et cinquante ans, réunis autour de bières achetées dans le supermarché du coin. Ce rituel se répète tous les jours, à toute heure. Céline Braune et Julie Guignard s’aventurent dans le petit parc, à la rencontre des deux seules femmes assises à l’écart du groupe d’hommes. 

« Salut Christine ! Vous allez bien ? », lance Julie Guignard à l’une des deux. Sourire aux lèvres, Christine s’avance vers la psychologue et lui claque la bise. La conversation s’engage, avant que la fille de Christine, 23 ans, n'arrive à vélo, demandant qui sont ces personnes qui accostent sa mère. « Ce sont les gens d'Opali-Ne, elles s'occupent de nos problèmes d'addiction, tout ça... ». Sa fille la coupe en rigolant : « Ah oui, ça ne me regarde pas, les drogues, c'est pour toi ! » Christine s'en défend, arguant : « Les drogues, j'ai arrêté ! Il n'y a plus que l'alcool maintenant. » Personne ne relève cette quasi-confession, lancée au détour de la conversation.

Ce n'est que plus tard, quand nous quittons le parc, que Céline Braune s'enthousiasme : « C'est la première fois qu'elle évoque l'arrêt de la drogue. C'est au cours de ce genre de discussions informelles qu'on en apprend plus sur eux. » Et qu'elles approchent de nouveaux consommateurs. « Ça vous dirait qu’on organise un vide dressing le mois prochain à Opali-Ne, interroge Julie Guignard. Comme celui qu’on avait fait au début de l’été ? » La proposition attire une seconde femme, installée sur un banc avec Christine. Cheveux bruns courts, lunettes de soleil aviateur sur le nez, elle laisse son numéro aux spécialistes pour être avertie de la date de l’événement.

Dans l'espace public, les hommes se retrouvent en groupe pour boire. Les femmes, plus discrètes et beaucoup moins nombreuses, sont isolées. CUEJ / Juliette Mariage

Des permanences mixtes monopolisées par les hommes

Proposer des rencontres informelles dédiées aux femmes, que ce soit dans les locaux d’Opali-Ne ou à l’extérieur, c’est un moyen pour l’organisation d’attirer ce public spécifique. « Nos permanences sont mixtes, mais aucune femme ne vient car elles ne veulent pas croiser les hommes du quartier qu’elles connaissent », explique Julie Guignard. C’est justement pour pallier cette absence que la psychologue a été embauchée il y a deux ans. Et ce n’est pas une mince affaire. 

« Les hommes viennent entre amis pour se retrouver dans un lieu chaleureux, d’écoute et de bienveillance. La loi de la rue n'a pas sa place ici et ce cadre très stable et structuré les rassure, détaillent Céline Braune et Julie Guignard. Ici, ils touchent à la normalité. » Si l’accueil est inconditionnel, « le seul interdit, c’est de consommer ». Seulement, les femmes n’y trouvent pas leur place. « Il n’y en a qu’une seule qui vient dans le cadre du programme d’échange de seringues, mais elle ne s’approprie pas les lieux, commente Céline Braune. Elle reste dans le couloir en attendant qu’on s’occupe d’elle. » Selon l’éducatrice spécialisée, « la mixité pose problème ». 

Avec les femmes, « on est dans le contact »

Entre la peur du jugement et les stigmatisations que subissent les injecteurs, difficile de franchir le pas pour ces femmes, qui consommeraient davantage dans l’intimité de leur foyer. « Aller vers elles dans les squares, c’est OK, mais dans leurs logements c’est très, très, compliqué, déplore Céline Braune. Pour le moment, on tente des choses, on découvre. » Julie Guignard ajoute : « On n’est pas encore dans le lien, comme avec les hommes par exemple, on est dans le contact. »

Si le profil des hommes est clairement établi - 37 ans en moyenne, très précaire, souvent atteint d’une pathologie psychiatrique -, celui des femmes reste inconnu. « On ne connaît même leurs consommations. On a déjà observé des femmes qui s’alcoolisent dans l’espace public, mais en général il y a une autre problématique, comme le mésusage de médicament. » D’après les observations des deux professionnels, les femmes ne reconnaitraient pas les effets néfastes des substances sur leur santé. « Pour elles, un médicament, ça soigne, indique Céline. Elles n’ont pas l’impression de surconsommer. » 

Une des missions d’Opali-Ne est de sensibiliser tous les publics, consommateur comme non-consommateur, pour prévenir les risques de manière optimale. Tout cela passe par le dialogue. « Le lien est difficile à entretenir, explique Céline Braune. Ces derniers mois, à de nombreuses reprises, la permanence n’a pas pu être assurée pour cause d’absence de personnel. » Résultat : la confiance des consommateurs s’est considérablement fragilisée, ce que déplore l’éducatrice: « S’il n’y a pas d’accueil ou de travail de rue, on perd le lien, le contact avec les gens. » Au point de menacer la pérennité du projet dédié aux femmes ?

Juliette Mariage et Sophie Wlodarczak

(*) Lorsque Opali-NE a vu le jour en 2012, le but était de prévenir et réduire les risques liés aux addictions. Née d’une coopération entre trois associations spécialisées sur ces questions, OPI (Orientation, Prévention, Insertion) , Alt et Ithaque (deux associations dédiées aux soins, à l’accompagnement et à la prévention en addictologie), Opaline-Ne est un dispositif unique et pensé sur mesure pour le quartier du Neuhof. 

 

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