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« Apprendre le français, c’est d’abord pour la survie »

16 octobre 2018

Habiba Aalla enseigne le français à un groupe de débutants tous les lundis et vendredis. Photo: CUEJ/MG

Le centre socioculturel de la Montagne Verte propose chaque semaine des cours de français langue étrangère aux habitants du quartier. Pour les élèves, venus des quatre coins du monde, c’est une nécessité. Mais il n’y a pas de place pour tous.

Une couche de brouillard couvre encore les champs de la Montagne Verte, illuminés par les premiers rayons du soleil. Il est 9h et pour le moment seuls Marina et Vladimir Sanier, un couple d’une cinquantaine d’années venu de Russie, sont à l'heure pour le cours de français langue étrangère, alors qu’ils sont 18 à être inscrits. « Encore des grèves », plaisante le couple, mélangeant russe et français. L’assimilation passe aussi par l'humour, et il ne faut pas s’étonner : les Sanier sont en France depuis 2004, date où ils ont quitté leur pays natal. Vladimir, qui est journaliste, n'était plus en sécurité. Aujourd’hui, ils ont la nationalité française, et veulent apprendre la langue pour faciliter leur vie de tous les jours et pour comprendre les courriers officiels.

Avec une dizaine d’autres élèves réguliers, ils se réunissent chaque lundi matin dans une petite salle à l’étage du centre socioculturel de la Montagne Verte. Le premier cours, ce jour d'octobre, s'adresse à ceux qui ont le niveau A2 et qui progressent vers le niveau B1. Cela veut dire que le groupe est capable de discuter avec la professeure. Aujourd’hui, il s’agit d’un exercice sur le conditionnel, mais anecdotes et expériences personnelles ponctuent les échanges.

« L’objectif d’apprendre le français nous unit »

Finalement, deux autres élèves arrivent. Tout le monde vient d’un autre coin du monde avec ses propres motivations pour apprendre le français. Mais tous sont installés en Alsace depuis pas mal de temps. Hanan Garouit, 28 ans, est venue du Maroc en 2009 et habite actuellement à la Montagne Verte. Assistante maternelle à la maison, et mère de deux enfants français qui parlent la langue, elle fait partie du groupe depuis deux mois. « J’aimerais bien faire un CAP petite enfance, mais j’ai du mal avec le français. Ça fait plusieurs ans que j’essaie, mais ça bloque. »

Continuer son éducation est aussi l’objectif de Portia Amo, une Ghanéenne de 32 ans, venue en France en 2010 pour rejoindre son mari. Elle a déjà obtenu à distance un diplôme en comptabilité d’une école londonienne alors qu’elle était toujours au Ghana, et elle voudrait poursuivre une formation similaire en France.

Marina et Vladimir Sanier habitent en France depuis 2004. Photo: CUEJ/MG

La professeure, Habiba Aalla, est arrivée elle-même en France à l’âge de trois ans avec sa famille marocaine. Portant un hijab floral, elle a un visage très expressif. Elle parle arabe, berbère et un peu d’espagnol, mais sa salle de classe est une zone dédiée au français, sauf quand un élève est « vraiment perdu ». Malgré la vitesse de son débit, tout le monde a l’air de suivre. Elle enseigne ici depuis 2007. Si elle appréhendait un peu au début à cause des conflits potentiels avec tant de nationalités, ses craintes se sont avérées infondées. Comme l’explique Hanan, « l’objectif d’apprendre le français nous unit ».

En ce début de cours, la prof est en train d’expliquer le glanage de pommes de terre (lorsqu’on ramasse celles qui restent au sol après la récolte). Ici, on découvre la langue française, certes, mais aussi des éléments de la culture qui nous entoure. « Au début, ils apprennent les bases : comment se présenter, dire l’heure. Mais on parle également des principes de la République, des symboles de la France, les plats, la choucroute, la tarte flambée, les principaux auteurs. »

Une auberge espagnole

A 10h30, Habiba enchaîne le deuxième cours de la journée. Celui-ci s'adresse aux débutants, et cette fois, il n’y a pas une chaise de libre.  Sur 21 inscrits représentant 18 nationalités, 16 élèves sont présents, dont 15 femmes. Ils viennent de pays divers, du Yémen au Vietnam, de l’Albanie à l’Afghanistan, en passant par l’Ukraine et l’Arabie saoudite.

Pour eux, Habiba Aalla passe beaucoup plus de temps devant le tableau. Elle parle des verbes réfléchis, expliquant la différence entre « laver » et « se laver ». Une exclamation de joie collective s'élève lorsque, enfin, tout le monde a compris. Ici, pas besoin de menacer de colle les élèves pour qu'ils participent. Quand la professeure pose une question, les élèves se montrent volontaires, même s’ils ne sont pas certains de la réponse. Assise près de l'enseignante, une participante arménienne, pressée de répondre, élève sa voix avec impatience. Ensemble, tous répètent les conjugaisons avec enthousiasme.

Un manque de moyens

Le centre propose neuf cours différents, dont un, réservé aux inscrits de Pôle emploi. Deux salariés et quatre bénévoles se chargent de l'enseignement. Mais l’offre reste insuffisante: pour intégrer le groupe des débutants, la liste d’attente s'étend à près d'un an. Les gens viennent volontairement, ou sont envoyés par un assistant social. « On a beaucoup de réfugiés qui n’ont pas de papiers, et qui sont en attente de régularisation », dit Habiba Aalla. « L’Etat dit qu’il faut [les] accueillir, mais on les met où pour les cours de français ? » Certains proposent même de s'assoir par terre pendant le cours, « mais on ne peut pas travailler dans de telles conditions », pointe l'enseignante.

Pour assurer les cours, le centre bénéficie d’un financement tripartite, en provenance de l’Etat, de la Ville de Strasbourg, et du Fonds social européen. Après les 5,50€ de frais de fournitures en début d’année, la formation ne coûte rien aux élèves. Mais, selon l’enseignante, le budget manque pour assurer des cours à tous ceux qui en ont besoin. Et pour elle, il s’agit bien d’un besoin. « D’abord, c’est pour la survie. Après, c’est une obligation, pour trouver un travail. Et puis, ça devient un plaisir, d’apprendre la langue de Molière. »

Le manque de moyens n’est pas le seul défi non plus. Les cours débutants accueillent des personnes qui ne sont même pas allées à l’école dans leur pays, ou qui ont connu la guerre. « J’avais une élève qui venait d’une zone de conflit. Elle avait des cicatrices sur le visage, ça se voyait qu’elle avait été torturée. Elle avait peur des gens, elle ne parlait pas, j’avais l’impression qu’elle n’enregistrait rien. Puis, il y a deux ans, elle m’attrape dans la rue, elle me dit bonjour, qu’elle a trouvé un travail. Quand j’ai vu ce sourire, j’étais agréablement surprise. Même dans ces cas-là, on peut y arriver. »

Martin Greenacre

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