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Rue Kepler, les trois tours vont être rasées. Une quinzaine de familles vivent toujours dans l’immeuble n°12 et appréhendent leur relogement. 

"Nouvel appart, nouveau départ ! Ça fait 15 ans que j’habite ici et ça fait 15 ans que je ne veux plus habiter ici !", s’exclame Sukran Kandemir, le sourire aux lèvres. Pour cette jeune femme d’origine turque et sa famille, la destruction de la tour située au n°12 de la rue Kepler, officiellement programmée pour 2021, est porteuse d’espoir. Un constat partagé par quelques habitants. Pour eux, c’est l’opportunité d’enfin pouvoir quitter la cité. D’autant plus que les conditions de vie se sont nettement détériorées depuis le début des opérations de relogement en 2015.

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Vidées de leurs habitants, les tours situées au 8 et au 9 sont en cours de démolition. ©  Madeleine Le Page

La démolition de la tour et de ses deux sœurs jumelles, situées aux n°8 et n°9 de la même rue, s’inscrit dans le cadre du Plan de renouvellement urbain (PRU), lancé en 2005 par l’Eurométropole de Strasbourg. Elle s’explique par des raisons de vétusté et d’insécurité. Paul Strassel, coordinateur de l’antenne Ophéa (ex-CUS Habitat) le constate : “Ces tours vivent mal, ce sont des zones extrêmement compliquées à gérer. On se rend compte qu’on n’arrive pas à répondre aux problèmes par une réhabilitation.”

Aujourd’hui, on traverse ce bloc emblématique de la Cité nucléaire de Cronenbourg sans croiser âme qui vive. La rue dans laquelle se trouvent les imposantes tours de 13 étages, construites entre 1969 et 1972, a un air fantomatique. Depuis 2015, le bailleur social Ophéa n'y loge plus de nouveaux arrivants. Les trois tours, dans leur ensemble, contenaient 188 logements sociaux. En novembre 2019, la n° 8 entame la phase finale de sa démolition, la n°9 est vidée depuis l’été ; seule la n°12 est toujours occupée par une quinzaine de familles dont la vie quotidienne est bouleversée.

Une attente source d'angoisses

Depuis qu’elle sait son déménagement inéluctable, Sukran Kandemir s’interroge : "C'est toujours l'angoisse du : Je vais déménager comment ? Je vais déménager quand ?'" Une appréhension renforcée par la longueur des procédures. Pour Paul Strassel, c’est un véritable "travail d'orfèvre". Le bailleur social doit faire une évaluation individuelle de la situation de chaque ménage puis lui proposer trois choix, en fonction des revenus de la famille et des vœux exprimés (surface, quartier…).

Ces démarches administratives exaspèrent les habitants, plongés dans une longue incertitude. Sur le pas de sa porte, au onzième étage, Hadjira Bouchebaa s’indigne : "J'ai eu aucune proposition. Il y a quinze jours, j'ai été appelée, on m'a dit qu'il y avait peut-être quelque chose pour moi, mais pas de nouvelles depuis." La jeune femme et son mari, à l’étroit dans le trois-pièces qu’ils occupent depuis 2012, rêvent d’un F5 à Schiltigheim pour héberger leurs trois enfants. Mais leur demande n’est pas conciliable avec l’offre du bailleur social. Ophéa a déjà averti la famille : "Il n’y a pas beaucoup de cinq-pièces, il faut accepter soit un grand F4 soit un F5 vraiment petit."

Tous les mardis matins, Sukran se rend à la permanence d'Ophéa à Cronenbourg, située au cœur de la Cité nucléaire, où elle rencontre la personne chargée du relogement. Elle confie sa stratégie : "J'y vais pour voir ce qu'il y a, comme ça ils ne me disent pas ‘Vous n'avez pas participé alors je vous donne n'importe quoi’."

Hedwige Weber*, qui occupe un 80 m² avec son fils depuis presque 50 ans a déjà refusé deux offres. Elle fustige le bailleur social et exige des conditions de relogement identiques : "C'est eux qui nous mettent à la porte, c'est pas nous qui demandons. Je veux pas partir, je veux que tout reste en place". Elle risque de vite se retrouver dos au mur. Au delà de trois choix refusés, "on peut démarrer une procédure d’expulsion", assure Paul Strassel. La politique du bailleur social privilégie "l’arrangement à l’amiable", mais cela nécessite du temps et génère son lot de frustrations. Lassée, Sukran résume ses entrevues hebdomadaires : "Chaque fois que j'y vais on nous dit 'j'ai rien, j'ai rien, j'ai rien' et on nous dit qu'il faut vider les appartements en décembre."

Des nuisances quotidiennes

Aujourd’hui, les façades bétonnées, noircies par de multiples incendies, confèrent aux tours Kepler un aspect lugubre. Mais, "il y a 30 ans, c’était le luxe ici, s’exclame Sukran. Maintenant, on ne touche à rien. Les portes, on les pousse avec les bras". Cafards, humidité, poubelles abandonnées, trous au plafond, mégots de cigarettes qui jonchent le sol… Les habitants ont le sentiment qu’Ophéa abandonne leur tour alors qu’elle est encore habitée.

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Sukran Kandemir (à gauche) accompagnée de sa sœur, habite un appartement dont l’intérieur immaculé détonne avec l’insalubrité des parties communes. © Madeleine Le Page

 

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Du haut de son salon au onzième étage, Hedwige Weber espère retrouver un logement d'où elle pourra admirer la cathédrale de Strasbourg depuis sa fenêtre. © Madeleine Le Page

Sevgi Satilmis, une ancienne habitante du 9 rue Kepler, relogée en avril dernier dans la Cité nucléaire, soutient que "pendant un mois on n’a pas eu de chauffage parce que les jeunes avaient cassé les tuyaux des appartements en bas." Cette mère de quatre enfants se souvient aussi du sentiment d’insécurité qui régnait après le départ de ses voisins : "Des jeunes venaient squatter l’immeuble et mettre le feu, raconte-t-elle. On ne peut pas reprocher à CUS Habitat la saleté. Ils ont changé les boîtes aux lettres, les portes... Mais à chaque fois, les jeunes cassaient."

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La tour du 8 rue Kepler, en cours de démolition, est marquée par plusieurs incendies. ©  Madeleine Le Page

Sur les douze derniers mois, les tours Kepler ont connu une série d’incendies. Si une partie d’entre eux est de nature criminelle, les habitants assurent avoir vu les pompiers en déclencher dans la tour n°8. "Dans le premier immeuble, ils ont fait des exercices d’incendie une dizaine de fois, des vrais feux, de vrais incendies", assure Sukran. De nombreux habitants sont scandalisés par ces départs de feu qui ont eu lieu dans une tour amiantée, à une vingtaine de mètres de chez eux. Paul Strassel confirme :  "Les pompiers nous ont demandé à pouvoir utiliser l’immeuble vide [le n°8]. Il y a eu, pendant quatre mois, quelques exercices de feu." Et ce avant le désamiantage. Le Service départemental d’incendie et de secours du Bas-Rhin (SDIS) n’évoque que des "machines à fumée" et ajoute que "ces manœuvres ne sont plus d’actualité depuis des mois"

 

 

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© Enzo Dubesset

 

Un départ teinté de nostalgie

Si les derniers habitants décrivent leur situation comme de plus en plus invivable, il n’en a pas toujours été ainsi. Les trois tours Kepler ont longtemps été un lieu de solidarité et de vivre ensemble. Celik Esin-mur, une étudiante qui a grandi au n°12, regrette : "Ici, on est tous des amis d’enfance", entre voisins "on était toujours là les uns pour les autres", peu importe l’origine ou la religion. Nostalgique, Sukran explique qu'avant, "c’était super ! Quand il y avait tout le monde, on organisait des journées ensemble, on passait boire le thé". Hedwige, quant à elle, s’émeut : "Tous mes enfants sont nés ici, c’est toute ma vie que j’ai vécu ici", avant de se remémorer : "Les gens vous respectaient, ils ne vous claquaient pas la porte au nez." Elle craint de partir et de devoir "se faire de nouveau respecter ailleurs” par des gens qu'elle ne connaît pas. 

Même si le calme semble être revenu, maintenant que la plupart des habitants sont partis, la famille Esin-mur attend avec impatience le jour du départ, prévu au début du mois de novembre. Leur futur appartement, plus grand, est situé à une centaine de mètres à peine des tours, rue Lavoisier. Selon Paul Strassel : "Les trois quarts [des habitants des tours] veulent rester dans le quartier et lorsque nous les y relogeons, c’est avant tout une demande de leur part." À l’instar de Sevgi, qui souhaitait continuer de vivre à Cronenbourg en raison de son attachement au quartier. Elle connaissait déjà la majorité de ses nouveaux voisins avant même de déménager. Pour elle comme pour une grande partie des habitants, ce sont avant tout les liens sociaux tissés au fil des années qui comptent, avec ou sans "la Kep”.

* Le prénom a été modifié

© Enzo Dubesset, Inès Guiza et Madeleine Le Page


Une coloc atypique

Parmi les derniers habitants du 12 rue Kepler vivaient quatre demandeurs d’asile dont l'intégration s’est avérée difficile.

Les bras chargés de sacs plastique, quatre hommes dévalent les escaliers du hall encrassé du 12 rue Kepler. Une camionnette blanche, coffre ouvert, les attend devant la porte d’entrée. 15 minutes auront suffi pour entasser des mois, voire des années, de vie dans la tour. Ce mardi 12 novembre, Ahmed, Mohammed, Momen et Raid déménagent. Les colocataires partent vivre ensemble, rue Marie Jeanne de Lalande, à Cronenbourg. 

Il s’agit de trois Soudanais et d’un Irakien pris en charge par le Centre d’accueil des demandeurs d’asile (CADA**), comme 28 autres réfugiés ayant vécu dans la tour. “À 15h, il n’y aura plus personne. À cause de la démolition de la tour, les huits logements sont vidés”, explique Dimitri Silvestrini, un employé de la Croix-Rouge qui accompagne leur relogement. 

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Mardi 12 novembre, les derniers demandeurs d’asile déménagent rue Marie-Jeanne-de-Lalande, à quelques mètres de leur ancien logement, au 12 rue Kepler. ©  Madeleine Le Page

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Ahmed, Mohammed et Raid (de gauche à droite), cohabitaient dans un appartement d'une des tours Kepler. © Madeleine Le Page

Les guerres et les persécutions politiques dans leur pays d’origine les ont poussés sur les routes de l’exil. Une fois arrivés sur le territoire français, ils ont rejoint Paris, où les services sociaux les ont pris en charge. Ils ont ensuite été placés à Strasbourg dans des logements vacants. Raid, 43 ans et doyen de la colocation, a emménagé il y a plus de deux ans dans le modeste appartement, rue Kepler. Ce F4, d’environ 44 m2, était loué pour eux par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII).

Les quatre hommes ont appris à cohabiter : "On vit normalement, comme quatre colocataires." Leur complicité saute aux yeux. Moqueur et le sourire aux lèvres, Momen reproche à Ahmed d’avoir pris l’habitude de cuisiner à minuit. Des petits désagréments du quotidien qui ne les empêchent pas d’être solidaires. Lorsque Raid entend parler de petits boulots, il en fait part à ses colocataires. “On est tous dans la même galère, on est obligé de s’entraider”, conclut-il.

Ils disent percevoir “entre 200 et 210 euros” par mois, de la part de l’OFII. “Juste assez pour manger, alors qu’on a beaucoup plus de besoins”, détaille Raid. La précarité financière entrave l’intégration dans le quartier. De plus, sans carte bancaire, des services et des loisirs restent inaccessibles. Ahmed voudrait reprendre la musculation : “Pour l’instant, je ne peux pas, ils ne prennent pas le liquide.”

“Il y aura toujours la barrière de la langue”

Raid regrette déjà la tranquillité de sa tour presque vide. Ahmed, lui, déplore le fait qu'"il y aura toujours la barrière de la langue.” Mais surtout, ils regrettent le cosmopolitisme parisien, une ville où “il y a plus de bénévoles et plus d’écoles pour apprendre le français, plus de gens qui parlent notre langue. Ici, c’est un peu désert, on rencontre peu de monde”

Vivant à Cronenbourg depuis plus longtemps que ses colocataires, Raid a eu le temps de “nouer de bonnes relations avec les voisins”. Pour les autres, les interactions avec les habitants de la tour Kepler étaient rares. Pourtant, tous prennent des cours de français quotidiens à l’Aquarium, le centre social et culturel de la Cité nucléaire et dans une école à Schiltigheim. Apprendre le français fait partie de leurs projets, au même titre que “jouer du piano” pour Momen ou encore “trouver un travail dans une entreprise et faire du foot au Neuhof” pour Mohammed.

**Le CADA, géré par la Croix-Rouge, suit les demandeurs d'asile dans leurs démarches et leur donne accès à des cours de français.

Achraf El Barhrassi, Enzo Dubesset, Inès Guiza et Madeleine Le Page

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