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Monique Grall et Noëlle Meiss ont vécu un demi-siècle dans la Cité nucléaire. Depuis le départ des enfants, elles gardent les souvenirs dans leurs appartements. 

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Après avoir rencontré son mari en Afrique, Noëlle Meiss l'a suivi en Afrique au fil de ses affectations avant de s'installer 4, rue Lavoisier  © Manon Lombart-Brunel 

"C’est ton fils ? Je ne l’aurais pas reconnu !", lance Monique Grall à sa voisine Noëlle Meiss. A la sortie de l’ascenseur, ce bref échange d’amabilité fait partie du quotidien des deux vieilles dames depuis 1969. Au 4 rue Lavoisier dans la Cité nucléaire, ils sont quatre locataires au long cours, installés depuis un demi-siècle.

Noëlle a emménagé le vendredi 13 juin 1969 : "Ce jour-là, je m’en souviens, c’était mon anniversaire." L’octogénaire n’a depuis jamais habité ailleurs. Trois de ses quatre enfants sont partis. Seule sa fille Isabelle est revenue y vivre. A deux, elles partagent un logement social de 96m2. Cinq pièces, quatre chambres pour une famille de six personnes. C’était la règle à l’époque. Noëlle ne correspond plus aujourd’hui aux critères d’attribution d’un logement de cette taille, mais elle n’est pas pour autant menacée d’expulsion. La sous-occupation, "ce n’est pas un problème pour nous, assure Paul Strassel, coordinateur de l’antenne du bailleur social Ophéa (ex-CUS Habitat) à Cronenbourg. On peut rester dans un logement tant que le loyer est payé. Ce sont souvent des gens entrés il y a longtemps. S’ils y sont bien, pas de souci, qu’ils y restent". Ses enfants lui ont conseillé le contraire : "Quand mon mari est mort, ma fille m’a dit maman, il faut trouver un appartement plus petit. Mais moi j’ai tous mes meubles ici. Si je me retrouve dans un truc plus petit, j’aurais l’impression d’étouffer."

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© Loeiza Larvor © Manon Lombart-Brunel 

Le lieu de réunion de toute une famille

En plus de ses meubles, Noëlle y a ses souvenirs. Par la fenêtre, la vieille dame observe son quartier qui a changé. "Le soir, on se retrouvait tous sur la place en bas. Les enfants jouaient, on discutait parfois jusqu’à minuit," se remémore-t-elle. Son logement, lui aussi, a été le témoin du temps qui a passé : "Mon appartement, c’est la jeunesse de mes filles. Je les revois encore courir, construire des cabanes avec des bouts de ficelles. C’est comme si c’était hier"

Si cet appartement pouvait parler, il en aurait des choses à dire.

Le départ de ses enfants a été un peu difficile à vivre. "Quand ma première fille est partie, il me manquait quelqu’un à table," confie-t-elle. Pourtant, l’appartement de Noëlle n’a jamais vraiment été déserté. Avec quatre enfants, cinq petits-enfants et deux arrière-petits-enfants, il est devenu le point de chute de toute une famille : "Mon arrière-petit-fils vient déjeuner chez moi tous les mardis midi." Les repas de famille se font encore sur la même table en chêne vieille de 30 ans.

 

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Monique Grall est membre de la CLCV (Consommation logement cadre de vie), une des plus importantes associations de consommateurs en France. En 2005, elle était en première ligne pour empêcher la destruction de la tour Lavoisier par la mairie de Strasbourg. © Manon Lombart-Brunel

Cinq étages plus haut, Monique Grall a investi les lieux un mois après Noëlle, en juillet 1969. "Pendant les travaux je suis entrée sur le chantier. Je me suis tout de suite dit c'est ça que je veux", se souvient celle qui vivait alors rue Becquerel, à une centaine de mètres plus loin, avec mari et enfants. Cinquante ans plus tard, elle est toujours là : "C’est chez moi. C’est à moi !"

Un ami l’a aidé à construire une voûte qui sépare le salon et la salle à manger, remplacer la moquette par un parquet flottant, rajouter une douche dans la salle de bain et refaire l’isolation. "J’y ai mis du fric", s’exclame-t-elle. Attachée à son petit cocon elle prévient avec ironie : "Si on me fiche dehors il y aura un feu de joie". Pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, Christine Boutin, alors ministre du Logement, militait pour le relogement des personnes dans les HLM sous-occupés. "Je vivais déjà seule à l’époque. Elle voulait foutre les gens comme moi dehors", s’indigne Monique. Aujourd’hui, on ne lui demandera jamais de partir.

J’aime bien dire que je connais presque chaque caillou de Lavoisier.

Les nombreux repas de famille ont rassemblé jusqu’à 40 personnes autour de sa table. "Pour mes 33 ans on était 33", raconte-t-elle le regard plongé dans les vieilles photos de l’album de famille précieusement conservées. Puis ses enfants se sont mariés, ont quitté le domicile familial. "Je vis seule ici mais je n’ai aucun complexe. J’y ai passé les deux tiers de ma vie", assure celle qui s’est séparée de son mari en 1996.

"Mon appartement c’est mon terrier"

Depuis le départ de ses enfants, Monique collectionne toutes sortes de choses : 44 jeux d’échec, 47 parapluies, 2600 fèves, 4500 livres et beaucoup d’autres collections. Elle en dénombre une quinzaine qui s’étalent dans chaque recoin de l’appartement. "Je vais bientôt manquer de place, reconnait-t-elle dans un éclat de rire. Avant, on fêtait Noël ici. La maison était décorée. Mais c’est plutôt moi qui vais chez eux maintenant." La table à manger est aujourd’hui jonchée d’échiquiers.

Dans le salon, des œufs de décoration sont posés sur des livres qui n’ont pas trouvé de place ailleurs. Derrière le grand canapé familial bleu azur, une grande bibliothèque Ikea datant du début des années 2000 est comble. Pour satisfaire ses envies de collectionneuse, les chambres sont devenues des débarras : "Mon appartement me permet de voyager. Je ne suis jamais seule. Je suis entourée de tous ces auteurs, de ces objets qui ont une âme." Monique a déjà consulté les prix des nouveaux logements sociaux de l’écoquartier de la Brasserie : ils s’avèrent plus petits pour un loyer équivalent à celui de son appartement actuel. "Les trois pièces sont quasiment aussi chers que les cinq pièces si le logement est neuf, reconnait Paul Strassel. Quel intérêt il y aurait à payer autant pour plus petit ?"

 

Loeiza Larvor et Manon Lombart-Brunel

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