Affaire Albrecht :
coulisses d’une arnaque
Douze millions d'euros de dettes et 140 viticulteurs lésés. La faillite de la maison de négoce Albrecht est une affaire judiciaire tentaculaire, qui a considérablement marqué le vignoble alsacien. Dix ans après les faits, un jugement est encore attendu en juin prochain.
Par Jade Lacroix
Tout au sud de la Route des vins d’Alsace, se niche Orschwihr, au creux des coteaux. Dès l’entrée du village, des panneaux affichent les noms des domaines locaux : Schmitt, Braun ou encore Ziegler. L’un d'eux, Lucien Albrecht, est particulièrement connu. Pour son prestige, bien sûr, mais aussi pour une affaire judiciaire tentaculaire : celle de la faillite de Jean Albrecht, héritier de l'entreprise de négoce du même nom. Dans sa chute, il a entraîné 140 viticulteurs alsaciens. Des viticulteurs qu’il n’a pas payés, malgré les livraisons de raisins et de bouteilles. Sa dette est colossale : douze millions d’euros.
Depuis 1698, le domaine Albrecht est installé à Orschwihr. Il gagne sa notoriété en Alsace mais aussi à l’étranger, particulièrement en Amérique du Nord. À Orschwihr, nombreux sont les viticulteurs qui vendent du raisin ou des bouteilles à l’ancien maire, Jean Albrecht. Mais au début des années 2010, des rumeurs circulent dans le village : l’entreprise serait en grande difficulté financière. « Au vu de la taille de l’exploitation, je ne voulais pas croire à sa faillite », se rappelle un vigneron du village, voisin du domaine. Les premiers défauts de paiement vont pourtant rendre la rumeur bien réelle. Et le 26 février 2013, le couperet tombe. Le tribunal de Colmar émet un jugement de liquidation judiciaire. Les vignerons se retrouvent alors avec des factures impayées, s'élevant parfois jusqu’à des centaines de milliers d’euros.
« Il y a une omerta »
Encore aujourd’hui, le village porte les stigmates de l’affaire. « C'est tabou. Le nom d'Orschwihr est associé à Albrecht, même à l’étranger », confie une vigneronne, qui souhaite rester anonyme. Dans le village d'Orschwihr, mentionner le nom de Jean Albrecht entraîne de la méfiance. Les trois vignerons qui témoignent ici ont requis l’anonymat. Jean Albrecht habite encore dans le village et certains ont peur « d’un procès, de menace », précise l’un d’entre eux. Ce dernier a vécu l’affaire comme « une trahison ». Patron d’un syndicat vinicole, il côtoie beaucoup le vigneron. « Nous étions collègues, nos parents se connaissaient ». Il vend à deux reprises des bouteilles au négoce Albrecht, mais ne reçoit pas le paiement de la deuxième livraison. Résultat : entre 30 000 et 40 000 euros perdus. « Depuis, j’ai des problèmes de trésorerie, je fais constamment des emprunts pour combler ce trou. Mais je ne veux pas vendre mes vignes. C’est le patrimoine de mes ancêtres », se désole-t-il.
« Même douze ans après, la somme me reste en tête », confie le gérant d'une exploitation familiale d'Orschwihr. Lui, a perdu 13 000 euros. Voisin du domaine Albrecht, il commerce régulièrement avec l'ancien maire. « Parfois, il m’appelait le soir et je lui livrais ce qui manquait le lendemain matin. » Sa dernière livraison restera impayée. « Pour s’en sortir, on n'a pas fait d'investissement cette année-là », explique le gérant du domaine d’une vingtaine d’hectares. « On se sent arnaqué, trahi », tempête une vigneronne du bout du village. « On a perdu 15 000 euros. Actuellement, le trou comptable est toujours là. On a définitivement perdu espoir. » Pourtant, tous se sont engagés dans une bataille judiciaire. C'est l'Association des viticulteurs alsaciens, l'AVA, qui représentent une grande partie de ces vignerons.
Un préjudice financier et moral
« La procédure avance très lentement. C’est une illusion qu’elle aboutisse », soupire Frantz Baumann, membre de la Confédération paysanne, le syndicat en charge du dossier. En plus de l’AVA, la Confédération paysanne est aussi aux côtés des victimes lors de la procédure. « Notre objectif, c’est de trouver une personne solvable parce que Jean Albrecht ne peut pas tout payer. Nous voulons obtenir réparation », garantit l’agriculteur. Mais mauvaise surprise, en décembre 2019, le syndicat et cinq autres viticulteurs ont été condamnés à payer 1 000 euros de frais de justice. Selon Frantz Baumann, le juge a estimé que la Confédération n’était pas censée intervenir dans la procédure. « C’est absurde de condamner les victimes ! », tonne l'Alsacien. Bien qu’il ne soit lui-même pas vigneron, il les a suivi tout au long du procès et il connaît leurs difficultés. « Il y a le challenge financier, mais aussi un préjudice plus vicieux, d’ordre moral. C’est une personne de confiance qui nous trahit », précise l’ancien agriculteur.
Car oui, au-delà des pertes financières, l’affaire a eu de lourdes conséquences sur les familles, parfois tragiques. Gérard Goepp commerçait régulièrement avec la maison Albrecht. Mais en 2011, les paiements n’arrivent plus. Le bilan est fait, il manque 90 000 euros. Le vigneron devient alors l’un des rares à parler publiquement de l’affaire. Il s’engage dans les procédures judiciaires et dans un collectif de victimes. Mais peu de vignerons le suivent. Dans les Dernières Nouvelles d’Alsace, sa veuve raconte qu’il était « très déçu de ne pas pouvoir mobiliser plus de victimes » et qu’il devient « renfermé ». Un jour de juillet 2019, peu de temps avant sa retraite, Gérard Goepp finira par se suicider.
Condamné à trois ans de prison avec sursis
Cette affaire tentaculaire a été scindée en deux procès. Le premier a eu lieu en novembre 2019 au tribunal de Colmar. Jean Albrecht y était jugé pour banqueroute, escroquerie et bilan inexact. Après trois jours de procès, l'ancien négociant sera finalement condamné à trois ans de prison avec sursis, 10 000 euros d’amende mais aussi à une interdiction définitive de diriger une entreprise commerciale. L’ancien patron a fait appel de la décision. Il s’est finalement désisté quelques heures avant le début du nouveau procès, acceptant ainsi la peine.
En plus de Jean Albrecht, ses experts-comptables sont comparu à ses côtés pour avoir masqué les fraudes. Ils ont écopés de douze mois de prison avec sursis et 20 000 euros d’amende. Opposés à cette décision, les experts-comptables ont mené l'affaire jusque devant la Cour de cassation, dont les décisions sont toujours attendues.
Le deuxième procès a eu lieu récemment, en janvier 2024. Encore une fois, les experts-comptables étaient sur le banc des accusés avec Jean Albrecht. Ils étaient tous jugés pour un pan précis de la banqueroute : la revente à perte. De nouveau, le procureur a requis trois ans d’emprisonnement contre l’ancien vigneron et 20 000 euros d’amende contre la société comptable. Le jugement est attendu pour le 20 juin prochain. Contacté sur ces procédures, l’avocat de Jean Albrecht n’a pas répondu à nos sollicitations.
En plus de la complicité des comptables, celle des domaines qui ont acheté les bouteilles à perte pose question, bien qu'elle ne fut pas abordée lors des audiences. « Certaines maisons ont fait de très bonnes affaires dans cette histoire. Elles savaient qu'avec des prix comme ça la maison Albrecht n'allait pas tenir. Toute la vérité n'est pas connue ! », fulmine Frantz Baumann. Car oui, l'affaire conserve sa part d'ombre : qui d'autre a profité de la banqueroute ? Qui était au courant de la situation financière de Jean Albrecht avant la liquidation ? Pour les vignerons lésés, une seule certitude demeure : l’argent perdu ne leur sera jamais entièrement rendu.