Quand la France snobe
les vins allemands
Des vignes qui traversent la frontière, une réalité dans le nord de l’Alsace. La majorité du vignoble de Wissembourg est détenue par des vignerons allemands installés à Schweigen-Rechtenbach, de l'autre côté de la frontière. Un héritage de l’histoire franco-allemande dans la région.
Par Laura König
Klaus Scheu conduit sa camionnette blanche minutieusement sur les chemins étroits du vignoble. « Là, on roule exactement sur la frontière », dit-il en pointant du doigt deux pierres, bien cachées entre les vignes : l’une est marquée d’un « F » pour la France, et l’autre d’un « D » pour l’Allemagne. La frontière serpente dans le « Sonnenberg », un vignoble à cheval entre Wissembourg, en Alsace et le village palatin de Schweigen-Rechtenbach. Les sept hectares de vignes de Klaus Scheu sont dispersés sur ce vignoble particulier dans le nord de l’Alsace. Quand il travaille dans ses vignes, il se déplace constamment entre l’Allemagne et la France. « Pour nous, cela n’a jamais vraiment été une frontière. On ne se sent pas plus Européen qu’ici. » Pourtant, ce vignoble a traversé une histoire mouvementée, ce qui explique pourquoi les 120 ha, dont une soixantaine du côté français, sont détenus principalement par des vignerons allemands de Schweigen-Rechtenbach.
« Nos grands-parents ont acheté ces vignobles » après l’annexion de l’Alsace en 1871, à la suite de la guerre franco-allemande, explique Friedrich Becker. Fils de vigneron, il est né en 1948. Après la Seconde Guerre mondiale, la France confisque ces vignes, et les vignerons allemands perdent leurs propriétés. Ce n’est qu’en 1958 qu’ils peuvent louer à nouveau leurs propres terrains, mais le commerce leur reste interdit. « Les vignes étaient complètement en friche et certaines ont même été perdues lors de l’extension de Wissembourg. On a perdu les meilleures parcelles », se rappelle Friedrich Becker. En 1984 pendant le sommet de Verdun, Helmut Kohl et François Mitterrand signent un traité de douane : les vignes reviennent finalement, et pour toujours, à leurs propriétaires allemands. Friedrich Becker est soulagé que cette histoire soit terminée : « Nous avons réussi à avoir des relations amicales avec nos voisins alsaciens. »
Des bouteilles aux étiquettes censurées
Pourtant, le droit viticole pose encore des problèmes aujourd’hui. Grâce au traité signé entre Mitterrand et Kohl, Friedrich Becker emmène en Allemagne son raisin maturé en France, pour en faire du vin allemand. Normalement, l'Union européenne n'autorise à donner une appellation que si le raisin a poussé et a été transformé en vin dans une même zone. Le vignoble de Wissembourg constitue donc une exception dans le droit viticole : on y produit du vin palatin avec un raisin d’une autre région, l’Alsace. Mais selon l’autorité allemande, un vin allemand ne peut pas porter une appellation française.
C’est pour cette raison que d’anciennes appellations de lieux comme le « Kammerberg » sont interdites. Friedrich Becker a subi les conséquences de cette interdiction : en 2015, ses bouteilles portant le nom de Kammerberg ont été interdites à la vente pendant neuf mois et il a dû payer une amende de plusieurs dizaines de milliers d'euros. Toujours commercialisées, ces dernières portent désormais la mention « censurée » de façon bien visible sur l’étiquette. Son voisin Klaus Scheu, quant à lui, inscrit les coordonnées géographiques de son vignoble sur sa bouteille. Son rêve serait une appellation transfrontalière aux deux régions. Une idée qui prend racine du côté allemand, mais qui nécessite la collaboration des voisins français.
Lydia Jülg est Alsacienne et, elle aussi, souhaite une commission franco-allemande dans cette région frontalière. Son mari Peter est originaire de Schweigen, et tous les deux rêvaient de produire du vin alsacien. Comme les appellations d’origine alsacienne imposent que la production ait lieu sur ce territoire, ils ont dû y ouvrir une cave. C’est dans les années 1990 qu’ils s’installent à Seebach, en France, où ils sont alors les seuls vignerons indépendants, à côté de la coopérative La Cave de Cleebourg. Un Allemand qui veut faire du vin alsacien, « cela pouvait faire peur », explique Lydia Jülg. « Pourtant il y a des Allemands qui font de très bons vins. La façon de faire le vin, c’est propre à chaque viticulteur. Cela n’a rien à voir avec la nationalité. »
Les vins allemands peu vendus en France
Néanmoins, les deux pays ont des approches différentes dans leur production du vin, comme l’explique Frédéric Jacky, vice-président de la Cave de Cleebourg : « Nous en Alsace, on reste sur le traditionnel. On fait vieillir la vigne, car nous n’avons pas d’intérêt à avoir de jeunes vignes comme en Allemagne. » L’appellation Alsace autorise sept cépages, alors qu’en Allemagne, c’est plus de 60. « J'apprécie la diversité. Le vin vit de ces différences », revendique de son côté Friedrich Becker. Pour ses vins rouges, il s’est inspiré de la Bourgogne, comme de plus en plus de jeunes vignerons en Allemagne. Son pinot noir est reconnu chaque année « Meilleur pinot noir d’Allemagne » par le guide Gault et Millau. Pourtant, de ses 150 000 bouteilles vendues en moyenne chaque année, seulement 590 vont en France, dont 48 sur les tables des restaurants près de la frontière. La France est le deuxième pays fournisseur de vin pour l’Allemagne, tandis que cette dernière n’a exporté que 2 % de sa production viticole en France en 2022.
« Le vin allemand n’a pas une bonne réputation en France, où l’on dit que les Allemands ne savent pas faire du bon vin rouge », explique Friedrich Becker. Il pointe une photo accrochée dans sa cave à vin, qui le montre avec Aubert de Villaine, copropriétaire du domaine viticole de la Romanée-Conti, un des plus prestigieux du monde. Il raconte fièrement : « Lors d’une fête du vin en Bourgogne, il a goûté mon vin et il a dit : “Oh là là”. Il l’a aimé et respecté. »
Il souhaite que les Alsaciens sachent eux aussi ce qui se fait chez les viticulteurs de Schweigen-Rechtenbach. C’est pourquoi ils organisent chaque été la fête « Grenzenlos » (« sans frontière » en français), où viticulteurs et amateurs de vin des deux côtés de la frontière se réunissent pour déguster — et peut-être apprécier davantage le vin de l’autre, peu importe la nationalité.