The Zeyssolff Show :
quand la vigne se donne
en spectacle
Niché à l’écart de la Route des vins d’Alsace, le domaine viticole Zeyssolff à Gertwiller attire en masse des cars de touristes américains. Dégustation, gîte, repas immersif… Ces pionniers de l’œnotourisme ont donné naissance à un business ultra diversifié qui dérange autant qu'il inspire.
Par Laura Beaudoin
« Do you have any questions ? » Les rires des Anglais résonnent dans la salle de réception du fond. Cachée derrière d'anciens fûts de vin, elle accueille les visiteurs du jour. « AOC Crémant d’Alsace », « Grand Cru », « vendanges tardives » : expliquées à coups de craie blanche sur les parois, les différentes appellations permettent de faire un rapide tour du proprio. Il est à peine midi mais certains touristes passent déjà à table. Le hall d’entrée, lui, est encore bien vide. La fréquentation redémarre doucement au domaine Zeyssolff après une pause hivernale. Céline et Yvan Zeyssolff le savent, c’est pour eux le retour du 7j/7 pour répondre à une demande qui va aller crescendo. Ce dimanche de mars, quatre créneaux de visite, avec dégustation et repas à la clef, sont proposés. On attend les retardataires pour la visite en français, en flânant dans les rangées de la boutique… Enfin le « concept store » plutôt comme l’annonce le site internet du domaine.
Pionniers de l’œnotourisme
Entre les caisses de vin et les Grands Crus Zotzenberg en exposition, on trouve de tout, surtout autre chose que du pinard. Bougies parfumées, bouteilles de whisky, tabliers de cuisine, guimauves… Si le sas d’entrée du domaine a des airs de duty-free à l’aéroport Bâle-Mulhouse, pour les propriétaires des lieux, c’est le symbole de l’avant-gardisme viticole. L’œnotourisme a le vent en poupe, surtout en Alsace, mais Yvan et Céline Zeyssolff se sont jetés à l’eau bien avant tout le monde. « À l’époque, on ne parlait même pas d'oenotourisme, ça n’avait pas de nom, c’était trop rare », rappelle Céline.
Le couple Zeyssolff a du nez. Après le concept store en 2005, ils créent un gîte en 2009, un salon de thé l’année qui suit, puis ouvrent leurs caves au public en 2015 pour proposer visite et dégustation. Lorsqu’il reprend le domaine familial en 1997, Yvan hérite d’une histoire vieille de 219 ans. Un beau récit que les Zeyssolff décident de mettre en scène dans un spectacle scénographique, d’abord projeté sur les fûts de la cave puis sur les murs de la salle de restauration. Dernière touche d’une formule plus que complète, le repas immersif leur a valu le trophée 2023 Vins d’Alsace dans la catégorie « Initiative Marketing et Commerce France ». Du bon vieux vignoble familial, les Zeyssolff se sont transformés en une véritable entreprise de tourisme.
« Pour devenir les numéro un d’Alsace, le premier référencement Google en termes d’offre œnotouristique, il y a quinze ans de sacrifices derrière », confie Yvan. Mais avant d’obtenir la note dithyrambique de 4,8/5 sur un total de 394 avis Google, il y a eu de nombreux coups de mou. Voisins médisants, concurrence, rumeurs de village… Au début, l’avenir qu’on leur promettait n’était pas radieux, ils essuient beaucoup de critiques et même des réticences de la part de la famille d’Yvan. « On a toujours été les timbrés du vignoble », assume Céline, une casquette qu’elle endosse finalement de bon gré.
Un storytelling sur mesure
Yvan sort des verres à pieds sur le comptoir gravé au nom du domaine et débouche une bouteille : « En guise de bienvenue, je vous propose un Crémant d’Alsace AOC. » Les palais sont prêts, la visite peut démarrer. « Je vais demander aux Alsaciens, lance Yvan, à partir de quel cépage est fait le Crémant rosé ? » Silence radio dans l’assemblée. Pourtant de la région, Irène et Olivier se regardent embarrassés. Exceptés quelques fins connaisseurs, la grande majorité des visiteurs n’ont pas de connaissances en œnologie, atteste Yvan de son côté. On peut donc plus ou moins tout leur faire gober.
Après un premier film de présentation, direction « la vieille cave » un nouveau verre de cépage à la main, un « Riesling 2018 », un peu plus calcaire cette fois-ci. Plongés dans le noir de la cave, les visiteurs découvrent d’imposants foudres en chêne, éclairés d’une lumière tamisée et sur lesquels est dessinée la Route des vins d’Alsace et les différents cépages. Pour recréer cette atmosphère sombre et intimiste, Céline et Yvan se sont inspirés des caves de Porto lors d’un voyage au Portugal, pays référence en matière d’œnotourisme.
« Aujourd’hui, on a une notoriété car on a un concept unique en France. » À l’autre bout du fil, Céline peine à cacher sa fierté. En effet, chez les Zeyssolff, le vignoble se visite en vidéo et non par une promenade dans les vignes. Le couple a opté pour une vision très high-tech : sur les foudres en chêne est projeté un film à 180 degrés qui met en scène l’histoire du domaine et aime pointer son authenticité. « Le nom Zeyssolff est mentionné dans les archives de Strasbourg dès 1321 », annonce la voix-off au début du film, qui retrace l’arbre généalogique. Ce storytelling très chiadé est complètement assumé : « C’est l’un des domaines les plus vieux d’Alsace, on a la chance d’avoir une histoire, on a tout misé dessus », revendique Céline.
À l’étage, la visite se transforme en repas immersif. Pendant que les visiteurs dégustent leur tourte alsacienne, un nouveau film est projeté sur les trois côtés de la salle. Un cran au-dessus pour la mise en scène. On y voit Yvan aux premières lueurs du jour, marcher au milieu de ses vignes, le travail de la terre, une équipe de camarades vendangeurs en plein soleil, le sourire aux lèvres. Un véritable travail de pro qui leur a coûté 100 000 euros. Depuis 2005, Céline estime que les sommes investies pour se distinguer des concurrents s'élèvent à plusieurs millions d’euros. « Certains domaines ouvrent des caveaux et proposent deux, trois dégustations. Pour moi, ce n’est pas de l'œnotourisme. L’œnotourisme, ce sont de vraies prestations de A à Z », tacle Yvan.
Show « à l’américaine »
Pour Pierre et Alaïs Cornier, venus en couple faire la Route des vins d’Alsace, le domaine Zeyssolff sonne la troisième et dernière étape de leur pèlerinage viticole. « Ça fait un peu trop superficiel, trop spectacle, je préférais la visite d’hier dans les vignes au domaine Gueth à Gueberschwihr, où on nous a expliqué concrètement le procédé », lâche Alaïs. Pour son copain, les Zeyssolff, au contraire, ont tout compris : « C’est un coup de génie niveau marketing. Mais c’est sûr, projeter un film pendant le repas, c’est une vision très américaine des choses », affirme Pierre, militaire à Müllheim de l’autre côté de la frontière. En plein dans le mille. Ici au domaine, 90 % de la clientèle est américaine et les Zeyssolff ne s’en cachent pas. « Le film immersif a d’abord été pensé en anglais avant d’être traduit en français », confie Yvan, conscient que les touristes américains viennent chercher avant tout « une expérience », et non pas des cours d’œnologie. Alors les Zeyssolff mettent le paquet sur l’histoire et l’émotion. « Quand on leur dit que notre fût est plus vieux que leur pays, ils sont bouche-bée », s’amuse le vigneron.
Rares propriétaires viticoles à proposer des visites en anglais en Alsace, les Zeyssolff, tous deux bilingues, ont rapidement compris la manne financière que pouvait représenter leur niche. Un partenariat est scellé en 2008 avec la compagnie Viking Cruises qui propose, parmi une myriade de voyages autour du monde, des croisières sur le Rhin. De fil en aiguille, les offices de tourisme et les compagnies de réservation se passent le mot et les Zeyssolff voient bientôt défiler des cars entiers de touristes américains. Presque une centaine par jour en haute-saison. Venus découvrir l’Alsace au pas de course, ils font le tour du proprio en trois heures : parking, cave, restau, boutique et le tour est joué. Pas le temps de flâner dans les vignes.
Et le vin dans tout ça ?
Cette approche du tourisme de « masse », avec des visites à la chaîne, peut décevoir. D’anciens employés du domaine, qui sont plusieurs à avoir témoigné sous couvert d’anonymat, critiquent ce qu’ils perçoivent comme une « usine à touristes » éloignée de l’image familiale mise en avant. Ils regrettent de voir les touristes américains parfois « baladés », à qui les Grands Crus ne sont pas toujours proposés, au prétexte que leurs connaissances en vin seraient limitées.
Pour travailler au domaine Zeyssolff, les formations en œnologie ne sont pas un pré-requis. Le principal, c’est d’être bilingue en anglais. « On recherche plutôt des profils qui viennent du domaine marketing, de la restauration. Ce qui compte, c’est qu’ils aient un bon relationnel, qu’ils fassent rire », confirment les Zeyssolff de leur côté. Et puis, tant pis s’ils répondent parfois à côté. Coachés en deux semaines, les futurs guides apprennent la visite sur le bout des doigts sans avoir le temps de développer une expertise en vin. « Lorsqu’on me posait des colles, je contournais la question ou je répondais n’importe quoi. Je souriais, puis je proposais qu’on aille questionner le vigneron après la visite », regrette Julien*, ancien employé.
Autre petit problème, selon lui : pendant les visites, on évite d’expliquer qu’une partie du vin Zeyssolff n’est pas produit à partir des vignes du domaine. Yvan Zeyssolff s'en explique, un peu gêné : « On possède dix hectares de vignes, mais on en produit le double. Donc oui, on achète du raisin, ce qui correspond environ à un quart, un tiers de notre production je dirais. » Céline Zeyssolff, elle, l’assure : quand elle est chargée des visites, elle précise cette information.
Les entrepreneurs revendiquent leur approche grand public, estimant que celle-ci ne se fait pas au détriment du vin. D’autant que ces visionnaires de l’œnotourisme font aujourd’hui des émules : atelier vin-yoga, visite des vignes en gyropodes, les domaines alentours suivent désormais le même chemin.
*le prénom a été modifié.