Itinéraire bis pour Cleebourg
Séparé de 60 kilomètres du reste de la Route des vins d’Alsace, le vignoble de Cleebourg -Wissembourg s’est construit au fil des ans autour de la Cave vinicole de Cleebourg. Cette coopérative, créée en 1946, est devenue un visage familier des acteurs vinicoles de la région.
Par Kilian Bigogne
La Route des vins d’Alsace commence à Thann et finit à Marlenheim. Cette information sur le trajet touristique, qui traverse presque toutes les vignes alsaciennes, n’est pas fausse en soi, mais n’est pas totalement juste non plus. Soixante kilomètres plus au nord, les vignes entre Cleebourg et Wissembourg font elles aussi partie du vignoble alsacien, même si elles sont plus proches de la région viticole du Palatinat, en Allemagne. Lors de la Foire aux vins français, organisée du 15 au 17 mars 2024 par la Cave de Cleebourg, les viticulteurs du Pays de Wissembourg ont encore une fois pu mettre en avant leur terroir, au milieu des caves d’autres régions viticoles, comme le Beaujolais ou le Bordelais.
Au cœur des champs de céréales, des vignes et des quelques villages de moins de 1 000 habitants, la Cave de Cleebourg fait vivre ce territoire souvent moqué. Seule l’indépendante Maison Jülg et ses huit hectares, partage ces terres bas-rhinoises avec la troisième plus petite coopérative d’Alsace. Si aujourd’hui le vignoble de Cleebourg est bien marqué sur la carte, Frédéric Jacky, viticulteur et vice-président de la cave, « ne se considère pas sur la Route des vins d’Alsace ». De la foire aux vins jusqu’à la navette touristique « Kutzig », en passant par les institutions de l’œnotourisme, tout s’organise à Colmar ou aux alentours, à près de deux heures de route de Cleebourg. Une distance qui oblige les viticulteurs du Nord à s’organiser autrement et créer leurs propres événements, tels que la Foire aux vins français.
« Tout était en friche »
C’est au XIXe siècle que le lien entre Marlenheim et Cleebourg s’est rompu. L’industrialisation, mais surtout le phylloxéra, puceron parasite de la vigne, ont causé la perte de nombreux pieds sur cette partie de la Route des vins d’Alsace. Depuis, le Pays de Wissembourg est isolé du reste du vignoble alsacien. Si des vignes existaient bien avant la Seconde Guerre mondiale, l'histoire du vignoble de Cleebourg, et plus spécifiquement de sa coopérative, commence réellement à partir des années 1940. « Lors de la “drôle de guerre” entre 1939 et 1940, mes parents ont été évacués le 2 septembre 1939 en Haute-Vienne. Quand ils sont rentrés un an plus tard, tout était en friche et ils n’avaient plus de bêtes de trait. Les Allemands ont ramené des bêtes et des tracteurs pour faire le remembrement », raconte Frédéric Jacky. Son père est alors journalier, c’est-à-dire ouvrier agricole. Les habitants, accompagnés de prisonniers russes et polonais, défrichent, mettent à niveau et replantent de nouvelles vignes sur le versant sud pour avoir une meilleure exposition. C’est le seul vignoble en Alsace où aucune vigne ne se situe sur les autres versants.
Alors que les premières vignes sont plantées en 1944, la coopérative est créée par quatre communes qui se portent garantes : Cleebourg, Rott, Oberhoffen-lès-Wissembourg et Steinseltz. Elles sont rejointes par Wissembourg et Riedseltz. « Au départ, il y avait 300 coopérateurs, la plupart cultivaient à des fins personnelles. Maintenant on est 135 pour 205 hectares », explique Frédéric Jacky, Cleebourgeois de 76 ans. Avec des exploitations héritées de leurs parents, tous, ou presque, sont pluriactifs et ne vivent pas que de la viticulture.
Les « Gaulois » de l’Alsace du Nord
Ces particularités propres au pays de Wissembourg sont la cible de nombreuses moqueries. Lors des réunions au Conseil interprofessionnel des vins d'Alsace (Civa), à l’Association des viticulteurs d’Alsace (AVA), ou pour déposer des échantillons, les viticulteurs sont comparés par des vignerons du sud de l’Alsace à des « Gaulois ». Ils sont aussi la cible de réflexions telles que « alors vous avez bien déneigé ce matin ? »
Lydia Jülg, propriétaire avec son mari Peter de la Maison Jülg, seule cave indépendante du coin, considère qu’ils sont un peu « les oubliés ». « Ce qui nous manque, c’est cet entourage, d’être avec des collègues, pour partager certaines choses, et donc là, on se rapproche plus des viticulteurs de Schweigen en Allemagne », confie la femme de 56 ans.
« Aujourd’hui, on nous respecte »
C’est à partir des années 1985 que la Cave de Cleebourg se professionnalise et évolue. L'arrivée des vins « lieu-Dit » aide le vignoble à se faire connaître. « Ça a vraiment changé la réputation de la cave », affirme Emmanuel Kreiss, lui aussi viticulteur à la cave. Le caveau de Cleebourg est alors rénové en 1999. Pour Philippe Bouvet, « il y a une vraie tendresse envers Cleebourg, qui est caractérisée par une vraie convivialité ». « La moitié de leur business, ils le font directement au caveau. Il y a aussi une très grande clientèle allemande qui vient se fournir à la cave là-bas, donc c’est un modèle qui nous intéresse », apprécie-t-il.
Concernant la gestion, la coopérative s’organise comme dans une société. Les viticulteurs livrent le raisin, puis tout est géré par les 22 membres du conseil d’administration. « Pour les communes, ça fait une bonne rentrée d’argent », constate Frédéric Jacky, ancien adjoint au maire. « On fait 1 300 000 bouteilles, en plus du crémant à l’année », se félicite le vice-président. Ce résultat est aussi dû à un meilleur niveau d’études chez les viticulteurs. « Le métier s’est professionnalisé », constate Emmanuel Kreiss, qui fait partie de ceux qui sont allés au lycée agricole de Rouffach, près de Colmar. Alors qu’il vient d’intégrer le Civa, le viticulteur veut mettre Cleebourg sur le devant de la scène. « Aujourd’hui, on nous respecte », affirme-t-il au milieu de sa parcelle dans la commune de Rott.
Ce respect, les viticulteurs de la coopérative le doivent aussi à la qualité des cépages. Alors qu’un des problèmes du vignoble du nord de l’Alsace était le manque d’ensoleillement, « le réchauffement climatique nous a fait du bien », estime Frédéric Jacky. Pour Emmanuel Kreiss, si le vin est meilleur, le risque de prolifération des champignons est d’autant plus important. Bien qu’ils soient au Nord, les Cleebourgeois n’échappent donc pas aux problématiques du reste de l’Alsace, même si c’est avec un temps de retard.