Coup de chaud
pour les cépages alsaciens
Dévaluation foncière des parcelles, vendanges précoces, raisin à teneur en sucre élevée… Comme d’autres en France, le vignoble alsacien subit déjà les conséquences du dérèglement climatique. Pour se projeter dans le futur, les acteurs du secteur se préparent à la transformation du vignoble.
Par Célestin de Séguier
Les coteaux granitiques d'Ammerschwihr sont la terre du grand cru Kaefferkopf. Ce dernier s'étend le long de la montagne vosgienne, exposé plein sud, au-dessus de la petite commune haut-rhinoise. Entre les rangées de vignes qui surplombent Colmar, il fait déjà doux pour un mois de mars : le mercure frôle les vingt degrés. Stéphane Kauffmann, viticulteur à Katzenthal, n'est pas surpris par la température. « Dans la dernière décennie, on a commencé les vendanges quatre fois au mois d'août. Avant, ça ne se produisait jamais. » En palissant (accrocher la vigne à des fils de fer) les branches de ses pieds de vigne, le quinquagénaire l’affirme : « On voit bien depuis vingt ans que les choses avancent, il y a quelque chose qui se passe. » Ce constat est partagé par sa consœur Iris Ketterer. Un peu plus bas sur le coteau, elle travaille sur une de ses parcelles. « J’ai même des collègues qui plantent du Syrah (cépage originaire du sud de la France) et commencent à s’adapter au climat qui change. » La viticultrice tempère toutefois : « Ici on s’en sort bien mais les parcelles de la plaine sont plus touchées. »
« En plaine c’est clair, il y a une baisse de la valeur foncière des parcelles viticoles », s’exclame Patrick Schiffmann, viticulteur à Kientzheim (Haut-Rhin) et membre du bureau de l’Association des viticulteurs d’Alsace (AVA). « Une parcelle valorisée 130 000 euros de l’hectare il y a dix ou vingt ans n’en vaut plus que 90 000 aujourd’hui », souffle l’agriculteur. Il craint pour « ceux qui comptaient arrondir leur petite retraite d’agriculteur avec du foncier ». Selon lui, une des solutions passerait par l’intégration de cépages d’adaptation au sein de l'appellation alsacienne. Depuis 2011, afin d’apporter une réponse aux hausses de températures, les Vifa (variétés à intérêt à fin d’adaptation), des cépages plus résistants aux conditions climatiques extrêmes, peuvent être intégrées au vignoble pour une phase de tests de plusieurs années. Le temps de savoir dans quelle mesure elles pourraient permettre une adaptation au changement climatique.
La température moyenne en hausse de 2,2 degrés
À la Chambre régionale d'agriculture du Grand Est, la typologie des sols de la plaine rhénane, notamment autour de Colmar, pose problème. Marianne Henner, conseillère viticulture, précise : « On trouve ici des sols rocheux et sableux qui retiennent peu l’eau. Dans un contexte de dérèglement climatique, ces parcelles perdent de la valeur. » En effet, les conséquences de la crise climatique que traverse la planète se font déjà ressentir en Alsace. Selon les données fournies par la station météorologique du Conseil interprofessionnel des vins d’Alsace (Civa) à Colmar, ces 25 dernières années, la température moyenne a augmenté de 2,2 °C et la pluviométrie a baissé de 5 %.
Installée en bio à Ammerschwihr, Nathalie Freyburger, viticultrice au domaine du même nom, ressent les effets du réchauffement depuis plus de vingt ans. « La précocité des vendanges, l’augmentation du degré d’alcool, la baisse d’acidité… : l’équilibre des vins est différent. Ce sont des petites problématiques mais qui sont toutes là. » Pour elle, une seule solution : « On doit s’adapter, il ne faut pas attendre d’être devant le fait accompli pour agir. »
L’avenir du vignoble dépend de l’irrigation
Selon Eric Duchène, directeur de l’unité Santé de la vigne et qualité du vin à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae) de Colmar, ces données mettent en jeu l’avenir des vignes de plaine. « Au début, le réchauffement climatique a plutôt été une bonne nouvelle pour l’Alsace car il permettait aux viticulteurs de récolter des raisins mûrs tous les ans, ce qui n’était pas le cas avant », se remémore-t-il. Désormais, l’avenir des vignes de la plaine alsacienne dépend du cadre légal entourant l’irrigation des vignes. « La technologie existe, mais il est actuellement interdit d’irriguer les vignes âgées de plus de trois ans. Une décision politique peut faire changer ce cadre », explique-t-il.
Précurseur dans les recherches sur l’impact du réchauffement climatique sur la vigne, Eric Duchène se veut optimiste quant à l’avenir du vignoble alsacien. « C’est certain, des cépages vont disparaître à cause des limites techniques. Mais il ne faut pas avoir peur de s’adapter. » Selon ses prévisions, d’ici à 2060, Colmar aura le climat de Montpellier, soit de type méditérannéen. « Les solutions de demain pour l’Alsace sont donc à aller chercher dans le sud de la France. » Le scientifique est enthousiaste : « Il faut donner de la liberté aux viticulteurs pour qu’ils puissent expérimenter. Plus tôt on testera les cépages d’adaptation, mieux ce sera pour l’avenir du vignoble. »
« Il y a quand même un risque que le profil de ces vins alsaciens du futur change trop et que le marché ne réponde plus présent », admet Eric Duchène qui s’inquiète d’une éventuelle baisse de consommation des vins. Pour le spécialiste, il faudra dans les décennies qui arrivent se poser la question de la conservation de l’identité régionale. « Si les viticulteurs ne gagnent plus leur vie, ils finiront nécessairement par s’adapter et changer de cépages. Au final, c’est souvent l’argent qui dicte la cadence. »