Jeudi 28 mars 2024

Vers de terre contaminée

Indispensables à la vie humaine, les vers de terre sont pourtant en voie de disparition. Dans le vignoble alsacien, ces petits ingénieurs du sol sont particulièrement exposés aux désherbants chimiques à base de glyphosate.

Par Baptiste Huguet

Le 16 novembre 2023, la Commission européenne autorisait pour dix années supplémentaires l’utilisation du glyphosate, destiné à tuer les plantes indésirables, entre autres viticulture. « Ses défenseurs mettent en avant le fait qu’il soit biodégradable », soulève Olivier Humbrecht, propriétaire du domaine Zind Humbrecht dans le Haut-Rhin. Mais selon ce viticulteur en biodynamie, l’Union européenne ne fait que retarder son interdiction : « Plus personne n’ignore que le glyphosate est cancérigène et met en danger de nombreuses espèces. » C’est le cas des vers de terre. Présents dans un sol traité au glyphosate, ils ne meurent pas immédiatement. Leur disparition résulte d’un long processus qui s’inscrit sur plusieurs années et qui détériore progressivement leur état de forme en les rendant malade.

Pour comprendre dans quelles proportions le désherbant chimique est utilisé dans les vignes alsaciennes, il faut se référer à une enquête publiée en octobre 2023 par l’Agreste sur les pratiques culturales en viticulture. Si l’on en croit les données les plus récentes, 78 % des surfaces des vignobles alsaciens étaient contaminées au glyphosate en 2016. Cette molécule découverte en 1950 est le principe actif du fameux Roundup commercialisé par Monsanto, multinationale appartenant au groupe Bayer et impliquée dans de nombreux écocides et scandales sanitaires. 

Sur son domaine, Olivier Humbrecht explore la qualité de son sol pour s’assurer de la quantité de biodiversité. © Julie Lescarmontier

L’activité des lombrics indispensable à la vie des sols 

Protéger la population de vers de terre contribue à lutter contre l’érosion des sols et à augmenter leur fertilité. Considérés comme les « abeilles du sol », les vers de terre ne font pas seulement vivre les terres viticoles. Leur mort appauvrit le rendement des vignes et les plantes deviennent plus petites.

Chaque domaine essaye de réguler au mieux l’utilisation du glyphosate. Mais prisonniers d’une course aux profits sans fin, à la productivité et à la diminution des besoins en main-d'œuvre, beaucoup ne sont pas en capacité d’y renoncer. « Mon grand-père vivait mieux avec quelques hectares que beaucoup de viticulteurs qui en possèdent plusieurs dizaines aujourd’hui », reconnaît Olivier Humbrecht.

La préservation des sols passe pourtant par la limitation de ces intrants ainsi que par un bon enracinement des vignes, qui ont un rôle d’ancrage et d’absorption des minéraux. « Dans cette optique, le travail des vers de terre est indispensable », estimait Céline Pelosi, chercheuse à l’Inrae et spécialiste des vers de terre, à l’occasion d’une série de webinaires organisés par le syndicat des vignerons des Côtes du Rhône en 2023. Leur activité de brassage est importante pour le fonctionnement du sol, qu’ils aèrent avec leurs galeries, tout en remontant les minéraux. Les vers de terre permettent aussi de libérer le CO2 et de faire pénétrer l’oxygène.

Certains domaines abandonnent l’utilisation d’intrants

Certains domaines alsaciens se prévalent de ne plus utiliser de désherbants chimiques. C’est le cas d’une exploitation du nord de Colmar. Contacté par téléphone, son vigneron n’a pas souhaité être identifié pour « ne pas créer de polémique », preuve de la sensibilité du sujet. Mais il a remarqué que l’activité des vers de terre avait largement repris après trois années sans utiliser de désherbants à base de glyphosate : « En cette saison pluvieuse, il suffit que je passe le tracteur entre les rangs pour voir plein de vers de terre. Il y a quelques années, ils avaient disparu. »

Au domaine Zind Humbrecht, fort de 38 hectares répartis dans plusieurs villages comme Turckheim et Riquewihr, deux coups de pioche sous une vigne suffisent pour voir des lombrics apparaître. Chez Olivier Humbrecht, cette catégorie majeure de vers de terre a encore la vie sauve : « Vous n’auriez pas vu cela sous les vignes d’un conventionnel ! » Certes, les pratiques de ce viticulteur en biodynamie flirtent avec une certaine forme d’ésotérisme. Mais elles présentent au moins la vertu de ne pas répandre davantage de désherbant chimique sur les terres d’Alsace.

L’Alsace accro au glyphosate

Les différences de traitement des sols sont perceptibles à l'œil nu. À une dizaine de mètres d’une parcelle appartenant à Olivier Humbrecht, l’herbe est jaunie de manière régulière sous chaque rang. « Ici, nous remarquons qu’un intrant a été administré », identifie le viticulteur, dont le label bio est fragilisé par la proximité de vignes en conventionnel.

Les lombrics sont l’espèce la plus répandue de vers de terre en viticulture. © Julie Lescarmontier

Un article des Dernières nouvelles d’Alsace paru le 28 novembre 2017 alertait sur le fait que la région était « dopée aux pesticides ». Alfred Klinghammern, responsable Ecophyto à la Chambre d’agriculture, y expliquait que si l’Alsace se singularise par sa difficulté à limiter plus fortement les produits phytosanitaires « c’est parce que nous sommes une région viticole » dont l’exploitation conventionnelle est gourmande en herbicides et fongicides.

« Le problème, c’est que le glyphosate tue toutes les plantes et la vie microbienne, sans faire de distinction », déplore Olivier Humbrecht. Malgré les preuves irréfutables de son caractère destructeur et le changement de cap d’une poignée de viticulteurs, le glyphosate semble avoir de beaux jours devant lui en Alsace, au péril de la faune et de la flore.