Dans les vignes se cultive
la sous-traitance
Au secours des viticulteurs et vignerons, des dizaines de prestataires proposent leurs services, de la taille à la mise en bouteille. Dans leurs rangs, peu de locaux sinon des retraités, largement épaulés par des travailleurs étrangers qui se voient proposer des conditions de travail précaires.
Par Mina Peltier
« Les Français ne veulent plus travailler dur. » Dans la bouche de Simon Bricola, chef de la culture chez le prestataire CAP Vers, c’est simple : les difficultés de recrutement que subissent les 1 800 exploitants viticoles alsaciens ces dernières années sont dues au Covid, au dérèglement climatique et à un désintérêt français pour les travaux d’extérieur saisonniers. Une conjoncture favorable à l’émergence d’un intermédiaire supplémentaire dans la chaîne de production du vin, les prestataires de main-d'œuvre. Ce sont de très petites entreprises (TPE) d’un ou deux salariés, parfois des auto-entrepreneurs, qui proposent aux domaines un service clé en main consistant à recruter et assurer le suivi de la main-d'œuvre tout au long de l’année.
Ces prestataires et leurs équipes recrutées s’occupent de toutes les étapes de la fabrication des vins alsaciens : taille, liage, fauchage, palissage, mise en bouteille…Et bien sûr, les vendanges. Mais ces tâches, répétitives et mal rémunérées, sont peu attractives. Dans d’autres régions, des prestataires ont récemment été épinglés pour une série d’entorses au droit du travail. En Champagne et en Bourgogne, des enquêtes sont toujours en cours pour « traites d’êtres humains » et esclavagisme moderne envers des prestataires champenois, comme l’ont révélé Le Monde et Arte en décembre. Si les modes de fonctionnement sont quasi identiques en Alsace, aucun fait de mauvais traitement ou de violation du Code du travail n’a été relevé par l’inspection du travail. Pourtant, les travailleurs étrangers sont majoritaires et leurs conditions d’emploi, précaires.
Hervé Michel occupe ce marché depuis 2011 avec son entreprise Vigne Services. Sa vingtaine d’employés, dont six en CDI, est basée à Ammerschwihr mais jongle avec la quarantaine de domaines pour lesquels l’entreprise sous-traite dans le Bas-Rhin. En période de vendanges, les effectifs de Vigne Services triplent. En plus de leurs machines à plusieurs centaines de milliers d’euros, ils louent les services d’une main-d'œuvre à bas prix, essentielle à la récolte du Crémant, qui ne peut être que manuelle.
Lorsque Vigne Services ou ses concurrents sont démarchés par des exploitations, les propriétaires n’ont plus rien à faire : les vendangeurs sont affrétés avec les machines, travaillent aux vignes en totale autonomie et sont ramenés au bercail en fin de journée. Coût de la facture pour les domaines : 22 euros l’heure, dans la poche des prestataires, qui rémunèrent au SMIC leurs équipes. Même si le prix est élevé, le gain de temps et d’argent sur le long terme terminent de convaincre des viticulteurs déjà bien occupés avec leurs vignes. Même intérêt du côté des prestataires, qui gagnent à faire travailler autrui. « Ils sont inquantifiables tellement ils sont créés et disparaissent chaque année », d’après l’Association des viticulteurs d’Alsace (AVA).
Folklore ou titres de séjours
Pour recruter, les prestataires multiplient leurs chances et les plateformes : Pôle emploi (désormais France Travail) ou Indeed, mais aussi les réseaux sociaux, voire Leboncoin. La région Grand Est estime à près de 10 500 le nombre de vendangeurs nécessaires chaque saison pour soulager de leurs grappes les 15 606 hectares de vignes comptabilisés par le ministère de l’Agriculture en 2021. Ceux qui répondent à ces offres de contrats très courts, payés au SMIC, sont en partie des étrangers en provenance d’Ukraine, d’Arménie, de Turquie ou de Bulgarie. D'autres sont des retraités.
Les vendangeurs seniors font partie du folklore alsacien : les vignes sont plus hautes que dans d’autres régions, rendant le travail manuel moins pénible. Pendant des décennies, la tradition de la « convivialité du midi » a perduré : les viticulteurs cuisinaient d'immenses déjeuners copieux pour requinquer (et remercier) leurs travailleurs. L’inflation a rendu ces festins trop coûteux, les faisant peu à peu disparaître. Et depuis la crise sanitaire, les seniors « viennent vendanger seulement quelques jours et sont vite fatigués », d’après Simon Bricola, de chez CAP Vers.
Alors la manne de travailleurs étrangers s’est imposée aux prestataires. Chez Vigne Services, on affirme qu’ils « ont tous des titres de séjour », même s’ils ne parlent « pas ou peu français ». Mais, soulagement, « il y en a toujours un qui baragouine et transmet les consignes aux autres ». Des Français, ils « aimerai[ent] bien en avoir mais les jeunes ne veulent plus travailler ». Chaleur, salaires minimums, horaires décalés, travaux manuels, pas de logement sur place… Les postes que proposent la filière vitivinicole alsacienne sont visiblement peu séduisants pour une partie des travailleurs aspirant à plus que le SMIC et un emploi de quelques semaines.
En période de vendanges, les prestataires comme Vigne Services ou Issam Jebali, à la tête de Presticole, suivent le même fonctionnement : rendez-vous à 6h30 pour tous les travailleurs, venus d’agglomérations voisines, pour être sécateur en main dans les vignes à 7 heures. Une pause d’un quart d’heure le matin leur est accordée pour s’hydrater, bien que l’eau soit parfois stockée dans des camionnettes plusieurs mètres plus loin. Le midi, à eux de voir : soit ils se débrouillent, soit ils payent leurs employeurs pour un « supplément traiteur, avec un plat et un café » chez Vigne Services, quand d’autres ne proposent rien du tout. Puis la fin de journée est « fluctuante, mais on ne dépasse jamais les huit heures par jour », comme le spécifie le Code du travail.
« Impossible de loger nos vendangeurs »
D’après les viticulteurs, les syndicats et les institutions — AVA et Conseil interprofessionnel des Vins d’Alsace en tête — l’attractivité de la filière ne relève pas de la crise du Covid. Les jeunes vendangeurs ne peuvent pas ou peu venir, faute de logement ou de concordance entre les périodes de vendanges et la rentrée des cours. Au sein de l’AVA, on soupire : les nouvelles réglementations instaurées pendant les années 1990, soit une chambre pour trois vendangeurs avec salle de bain individuelle et salle de repos, « sont plus strictes que celles d’une chambre [dans un hôtel] F1 ». Céline Zeyssolff, à la tête du domaine éponyme avec son époux, résume la situation : « C’est pratiquement impossible de loger nos vendangeurs sur place. On ne va pas non plus mettre à disposition des gîtes ». Pourtant, aucun propriétaire ne mentionne avoir totalement délégué le recrutement de main-d'œuvre à des prestataires. Pour les concernés, qui ne sont jamais mentionnés sur les sites de leurs clients vitivinicoles, l’explication est toute trouvée : « C’est de la discrétion, tout simplement. »