La Route des vins ou la fabrication d’un décor touristique
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Alsace inaugure sa Route des vins en 1953 pour relancer son tourisme et mieux vendre ses crus. Le folklore alors promu s’est pourtant construit sur des traditions plus récentes qu’on ne le croit.
Par Lisa Delagneau
« Soyez les bienvenus, ici commence la Route des vins d’Alsace », « Buvez du vin d’Alsace, le sang de la nouvelle Europe », clament les banderoles fièrement affichées le 30 mai 1953. Ce jour-là, la Route des vins d’Alsace est inaugurée par un rallye automobile, dont les convois partent de Marlenheim, porte d’entrée nord, et Thann, au sud. Dans les lignes du Monde ou des Dernières Nouvelles d’Alsace, on rend compte de cette journée de festivités dont les vignerons profitent pour faire déguster leur vin au public. Longue de 170 kilomètres, la Route traverse 67 communes viticoles, surmontées de 15 000 hectares de vignoble.
Après la Seconde Guerre mondiale, cette inauguration suit de trois mois le procès du massacre d’Oradour-sur-Glane. Treize Malgré-nous alsaciens incorporés de force dans les rangs nazis y sont condamnés, ravivant le « malaise alsacien » et les revendications autonomistes. Une loi d’amnistie est rapidement votée pour calmer l’Alsace enflammée. Au printemps suivant, « l'inauguration de la Route s'est faite avec des centaines de drapeaux tricolores du nord au sud de l'Alsace », explique l’historien Claude Muller. « Il s’agit de faire œuvre patriotique. Le vignoble devient une mise en scène d’une région tricolore ! », analyse-t-il dans Le paradigme de la mise en scène paysagère, l’exemple de l’Alsace.
La création de cet itinéraire devait surtout relancer le tourisme en Alsace, et par là, la vente de ses vins, qui pâtissaient d’une mauvaise réputation. Ou plutôt d'une « image écornée », pour Romain Iltis, président de l’Association des sommeliers d’Alsace. À cette période, le vin alsacien souffre selon Claude Muller : « Il ne se vend pas ou peu [...], et celui qui se diffuse au comptoir du bistrot parisien est un mauvais petit blanc soufré. »
Cette image d’un vin soufré, sucré, qui donne mal à la tête, s’explique en partie par la période d’annexion de l’Alsace, entre 1871 et 1919. « Afin de ne pas concurrencer les vins du Rhin, la réglementation [allemande] ne favorise que la production de masse », au détriment de la qualité des raisins, explique la biographe Nicole Laugel dans Le Civa, le vignoble d’Alsace, leur histoire. Les crus allemands sont alors coupés au vin alsacien, qui ne sert qu’à les améliorer.
Le pittoresque, clé de l’attractivité touristique
Ce n’est qu’en 1945, tandis que les vignobles sont encore abîmés par les combats, qu’une politique de qualité peut réellement se mettre en place. Cette année-là, le vin d’Alsace est défini par une appellation d’origine régionale, qui deviendra « d'origine contrôlée » en 1962. La création de la Route, qui amène les touristes au pied des vignes, permet aux producteurs d’ouvrir leur caveau, développant ainsi la vente directe.
Mais pour que les acheteurs écoulent les bouteilles d’Alsace, encore fallait-il les attirer sur cette Route. Impulsée par l’État à travers les préfets, mais aussi par les associations départementales de tourisme, les maires, et les syndicats de vignerons, la promotion touristique prend son envol. Elle repose sur la mise en scène de la beauté des paysages et villages pittoresques sur l’itinéraire. De Mittelbergheim à Eguisheim, la Route traverse désormais pas moins de cinq communes labellisées « Plus beaux villages de France ».
Cathédrale, colombage, coiffe, choucroute, cigogne : le charme de l’Alsace s’est construit autour de ses éléments phares, les « cinq C » dont parle l’historien Georges Bischoff. On peut aisément y ajouter les maisons colorées et les géraniums, marques de fabrique des villages précédemment cités. Mais si tous ces clichés ne sont pas nés avec la Route des vins, certaines traditions alsaciennes supposées inébranlables ne sont parfois pas si anciennes.
Des façades colorées pour créer une ambiance festive
« C’est dans l’entre-deux-guerres qu’on a voulu remettre les colombages [des maisons alsaciennes] en évidence. La plupart avaient été recouverts de crépi dans les années 1800, pour les protéger et pour faire plus “français” », raconte Daniel Jung, président de la Société d’histoire et d’archéologie de Riquewihr. Au cœur de ce village, l’un des plus visités d’Alsace et véritable vitrine du folklore régional, il faut quitter la foule de l’artère principale pour trouver la cave de son domaine, rue de la Couronne.
Les maisons du centre historique cochent une autre case du pittoresque à l’alsacienne : les couleurs pétantes des façades. Là aussi, une tradition qui remonte en réalité aux années 80, avec la démocratisation des peintures acryliques. « En 1700, le choix de couleurs était beaucoup plus restreint, retrace Daniel Jung. C’était assez terne, du blanc cassé par exemple. » Bleu électrique, rouge, violet, vert, en passant par le jaune citron, la palette s’est aujourd’hui diversifiée.
Pour Denis Steinmetz, maître de conférences en arts visuels à l’Université de Strasbourg, « la coloration des façades n’est pas destinée à la mise en valeur de l’habitat selon des critères scientifiques ou historiques, mais à la création d’un décor touristique. Il paraît alors normal que les couleurs vives soient favorisées, car elles doivent conforter l’ambiance festive », écrit-il dans la Revue des sciences sociales.
« Symboles de l’Alsace pour les touristes »
Un village typique alsacien n’en serait pas un sans les bouquets de géraniums qui s’épanouissent aux balcons et fenêtres, aux beaux jours. Avec 188 communes labellisées « Villes et villages fleuris » dans le Bas-Rhin et 134 dans le Haut-Rhin, les deux départements alsaciens sont respectivement le premier et le troisième plus primés de France en 2022. Le concours créé en 1959 aurait même été inspiré par la tradition de fleurissement alsacienne.
Pourtant, dans un dossier paru dans les DNA et dans la revue Les saisons d’Alsace, Cécile Modanese est formelle : aux XVIIIe et XIXe siècles, « les façades des maisons ne sont pas fleuries, ni avec des géraniums, ni avec d’autres fleurs ». Historienne spécialiste de l’horticulture, elle explique que le géranium aurait été importé d’Afrique du Sud au XVIIe siècle. Il n’est exposé systématiquement en extérieur qu’après la Seconde Guerre mondiale, en lien avec la création de la Route des vins et du concours « Villes et villages fleuris ». « Participant à la construction d’une image régionale, les géraniums rejoignent ainsi les coiffes et les colombages au rang des symboles de l’Alsace pour les touristes », constate Cécile Modanese.
Pour « préserver l’identité architecturale » et conserver leur image pittoresque, certaines communes comme Riquewihr mettent en place des chartes à destination des commerçants et artisans. On y trouve des recommandations sur les matériaux du mobilier urbain, qui doivent être « nobles » (bois, métal, terre-cuite, grès, le plastique étant proscrit), sur la couleur des parasols (unie, beige ou écru), ou encore sur les enseignes, qui doivent être plutôt en fer forgé, « qui s’intègre de manière plus élégante dans la vieille ville ».
Daniel Jung déplore le surtourisme qui s’est développé à Riquewihr, où il a grandi, mais aussi dans les villages traversés par la Route des vins. « Si vous regardez les touristes qui déambulent, vous serez surprise de constater que peu de gens lèvent la tête vers les maisons, ils regardent les magasins. » Dès les années 1970, certains habitants dénonçaient déjà la « foire commerciale » des rues de Riquewihr, où pullulent les boutiques touristiques. Derrière le bordelais et le champenois, le vignoble alsacien est toujours le troisième plus visité de France.