Les vins biodynamiques,
martiens du vignoble
Malgré des remises en cause régulières, le succès des vins alsaciens convertis à la biodynamie ne s'essouffle pas. Cycles lunaires, mémoire de l’eau, bouse de corne… Voilà cent ans qu’une partie de la viticulture est passée du côté obscur du bio.
Par Julie Lescarmontier
Ce n’est peut-être pas un dieu qui les rassemble, mais le vin biodynamique a bien ses convertis. Comme Olivier Humbrecht, inarrêtable. Lorsqu’on lance cet agronome de formation sur l’histoire de ses vignes, son savoir-faire et son compost, impossible d'interrompre l’homélie — à moins de trouver une racine qui ne pousse pas bien chez son voisin de parcelle resté en « conventionnel ». Ce gaillard d'1,90 m au moins, vigneron au Domaine Zind-Humbrecht à l’ouest de Colmar, est l’un des pionniers de la viticulture biodynamique en Alsace. Même président du Syndicat international des vignerons en culture biodynamique. Depuis sa conversion en 1997, il ne jure plus que par cette agriculture « plus bio que bio ». Et le slogan fonctionne, il rassemble même de plus en plus d’adeptes chaque année. Derrière le succès de ces vins, on trouve pourtant des recettes quelque peu fumeuses.
« Les pieds sur la terre et les cornes dans l’espace »
Les deux pieds et les deux mains dans son compost préparé il y a trois jours, Olivier Humbrecht nous raconte qu’il va bientôt répandre ce fumier « maison » sur ses 38 hectares de domaine. Le tout doit rendre ses pieds de vignes plus résistants. Et le contenu n’est pas banal. « De la silice, des coquilles d'œufs, de la bouse de vache surtout, et les préparations 502 à 507 », détaille le viticulteur. Quand on lui demande ce que la bouse vient faire là-dedans, il répond sans broncher : « On utilise la vache en biodynamie parce que c’est l’animal qui fait la connexion entre la terre et le cosmos. Elle a les pieds sur terre et les cornes dans l’espace. »
En Alsace, ce discours est loin d'être isolé. Environ 6 % de la surface du vignoble tourne à la bouse de vache, sans compter les nombreuses exploitations qui biodynamisent sans labellisation. Dans la région, 82 domaines sont aujourd’hui certifiés par « Demeter » et/ou « Biodyvin », les deux labels qui font référence en France.
Dans un cahier des charges contraignant, ces marques imposent un nombre d’intrants maximum dans la production du vin — plus exigeant qu’en agriculture biologique — et surtout, l’utilisation de préparations spécifiques qui doivent être mélangées au compost ou aspergées sur les vignes. Elles se cachent derrière des noms peu bavards. « 500 » et « 501 », pour ne citer que les plus célèbres. La 500, « c’est très simple », assure Olivier Humbrecht : des cornes de vache remplies de bouse enterrées pendant l’hiver. Au printemps, le préparat obtenu est sorti des cornes pour être « dynamisé » dans de l’eau puis pulvérisé en quantités homéopathiques sur les vignes. Devant la cuve de son dynamiseur en bois, le viticulteur tente une explication : « Cette étape est là pour transférer à l’eau les énergies contenues dans les préparats. On n’utilise même pas 100 g à l’hectare, c’est comme si vous mangiez un petit pois toutes les semaines. Mais nous ce qu’on recherche, ce n’est pas du tout les qualités nutritives, c’est les énergies du centre de la terre et de l’espace qui sont captées pendant la préparation. »
Une étude, pas encore des preuves
Le biodynamiste est conscient qu’il peut passer pour un « illuminé ». « Scientifiquement je ne sais pas tout expliquer et ça, ça gêne beaucoup une classe de scientifiques qui a besoin d’avoir des preuves », assume-t-il. Il existe, de fait, peu de recherches reconnues qui comparent des domaines conventionnels, bio et biodynamiques. Mais il y en a bien une. Une étude brandie par tous les viticulteurs convertis : EcoVitiSol. Lancée par l’Inrae de Dijon en 2018, elle s’intéresse à la microbiologie des sols. D’après Lionel Ranjard, chercheur à l’origine du projet, il y a bien « une amélioration de la qualité des sols et des intéractions entre micro-organismes du conventionnel au bio, et du bio au biodynamique ». Si les adeptes seraient tentés de s’arrêter là, le scientifique précise au téléphone : « Aujourd’hui, aucune étude scientifique sérieuse et robuste ne montre l’impact des préparations biodynamiques sur les cultures. » Derrière la meilleure qualité des sols biodynamiques relevée par EcoVitiSol, se lierait davantage une meilleure « technicité » qu’une efficacité de la 500 et de ses semblables, selon Lionel Ranjard.
Cyril Gambari, enseignant en lycée agricole et fermement engagé contre la biodynamie sur ses réseaux sociaux, veut bien l’admettre : « Ce sont souvent des agriculteurs qui connaissent hyper bien leurs sols et qui ont un vrai œil sur leurs vignes ou leurs pommes de terre. » Mais il insiste. « Il y a d’autres préparations plus cachées dans le cahier des charges de Demeter à base de vessies de cerf remplies de fleurs ou de crânes d’animaux remplis d’écorce de chêne. » Les fameuses « 502 à 507 », qu’Olivier Humbrecht ajoute à son compost tous les ans. Sans compter que l’agriculture biodynamique s’organise également sur un calendrier lunaire, bien lunaire. Développé par l’une des pionnières de la discipline, Maria Thun, « il tient compte des mouvements de la Lune et de la position des planètes », affirme Olivier Humbrecht, convaincu. Jours fleurs, feuilles, fruits… à chaque instant sa mission. Même si « on ne peut pas le suivre à la lettre », nuance le viticulteur aux 38 hectares.
« Bio quoi ? »
Malgré l’absence de preuves scientifiques pour soutenir la pratique, dans le vignoble alsacien, le déploiement de la biodynamie progresse d’année en année, sans détracteur ou presque. Et pour cause, l’Alsace en est le berceau français. C’est de l’Autrichien Rudolf Steiner que les viticulteurs tirent toutes leurs techniques. Fondateur de l’anthroposophie, un courant pseudo-scientifique, l’occultiste a développé des préceptes éducatifs, agricoles et médicaux au début des années 1920 — aujourd’hui étudiés au sein de la Société anthroposophique universelle installée au Goetheanum en Suisse. « Une galaxie de croyances et de pensées magiques dangereuse pour la société », juge Cyril Gambari.
D’autant que les écoles Steiner, la médecine anthroposophique et la biodynamie — découlant toutes trois des préceptes de Steiner — sont régulièrement épinglées par la Miviludes pour dérives sectaires. Trente-trois saisines ont encore été recensées en France dans le dernier rapport de l’organisme. C’est autant que l’Église de scientologie. En juin 2023, l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi) publie notamment le témoignage d’une certaine Camille B., ancienne adepte des préceptes agricoles de Steiner. Elle décrit celui qui l’a formée à la biodynamie comme un gourou : « C’était un homme plutôt honnête, réellement impliqué dans ses croyances mais tout à fait narcissique et très satisfait de la fascination qu’il exerçait sur moi. Je flattais son ego, il voyait très bien qu’il avait affaire à une jeune femme naïve et perdue. Il jouait de sa séduction pour m'entraîner vers son monde. »
Si les biodynamistes sont loin de tous être anthroposophes, l’association Demeter qui les certifie reverse chaque année 100 000 euros de droits de marque à l’Association internationale de biodynamie (IBDA), selon les informations communiquées par Aurélie Truffat, chargée de marketing du label. Association qui n’est autre que la section agricole du Goetheanum, elle-même financée, en partie, par la Société anthroposophique universelle, d’après les rapports d’activités annuels de l’IBDA.
Olivier Humbrecht se veut tout de même rassurant : « En Suisse, les sociétés anthroposophiques, il y en a dans chaque village et ce sont des gens tout à fait normaux qui se réunissent, qui débattent, qui parlent des problèmes de l’homme et de la société et ça n’a rien à voir avec une secte.
Chez les cavistes et devant les clients, l’ésotérisme se fait plus discret. Un samedi de mars, entre deux passages de petit train touristique, en plein cœur de Colmar, la cave La Sommelière organise une dégustation avec ses clients et les viticulteurs du domaine Pierre Frick, biodynamique depuis 1981. Dans le grincement du parquet ambiant, les explications techniques restent vagues sur le volet « dynamique ». On préfère « plus que bio », « vin nature » aux vessies et crânes d’animaux. C’est plus vendeur. À la sortie, Gérard, alias « Gégé » sur son compte Instagram d’amateur de vin, accorde peu d’importance à ces pratiques. « Ce sont des vins que j’ai encore du mal à différencier des bios, mais qui sont très intéressants », affirme-t-il, une caisse certifiée Demeter dans les bras. Idem pour Arthur, qui n’a pas tout saisi du produit - « Bio quoi ? » - mais repart avec une bouteille de Pinot gris 2022, à 28 euros.
Difficile de critiquer ce « truc d’illuminés »
Devant les success stories de leurs voisins et la mode du « plus bio que bio », les viticulteurs bio qui n’ont pas passé le cap de la biodynamie restent discrets. Émettre des critiques c’est possible, mais tout bas.
Quand on discute avec des viticulteurs bio qui n’ont pas encore franchi le cap de la biodynamie, l’anonymat est de rigueur et les propos sont prudents. Personne ne veut avoir affaire aux anthroposophes, capables de menaces de mort en masse sur les réseaux sociaux à la moindre critique, comme le relate Cyril Gambari.
Mireille* est surprise qu’on puisse douter de la biodynamie. Après le bio, « c’est la marche d’après ». Et pas besoin d’arguments pour la convaincre, elle utilise déjà des « tisanes de plantes » sur ses vignes. « En 2021 on a eu de très bonnes récoltes grâce à ça », affirme-t-elle. Pour la bouse de vache en corne, une légère réticence persiste pour l’instant : « On va commencer par la silice je pense. » Dans son domaine du nord de la Route des vins alsacienne, Alan* tique aussi sur « les trucs de cornes ». Mais il y croit : « En tout cas, ceux qui en font, ça fonctionne. » Seule contrainte avant la conversion : l’aspect financier. « Avec le bio et le temps que ça prend, on a déjà eu une augmentation de 30 % de nos coûts. La biodynamie c’est pas qu’on y croit pas, c’est que c’est trop d’investissements pour l’instant. »
De fait, il faut du temps et de la main-d'œuvre pour s’occuper des préparations. Mais ce n’est pas tout. Le label a aussi un coût. Chez Biodyvin, il faut compter 550 euros de certification par an, plus 20 euros par hectare de vignes, d’après Olivier Humbrecht, président de l’association. Côté Demeter, on trouve le même tarif, auquel il faut ajouter le coût d’utilisation du logo sur les bouteilles, variable d’un domaine à un autre.
Clément* n’a pas pris le temps de s’attarder sur les tarifs car c’est certain, il ne passera pas à la biodynamie. Converti à la viticulture biologique depuis une dizaine d’années et « scientifique de formation », il connaît l’état de la recherche sur la biodynamie et ne peut pas croire à l’efficacité des « préparations 500 et compagnie ». D’autant qu'il voit d’un mauvais œil la mode de cette viticulture pour son propre commerce. « Avec le marketing qui est fait, nous on passe pour moins bio, alors que la seule différence c’est qu’on n’utilise pas les préparations », s’agace-t-il. Plus insidieux encore, « la biodynamie décrédibilise l’agriculture biologique en la transformant en truc d’illuminés. Pour beaucoup de personnes, notre vin passe pour trop cher et produit par des hippies qui dansent nus sous la pleine lune ».
Le viticulteur reste tout de même prudent et défend « ses amis » qui ont franchi le pas. « Je me sens beaucoup plus proche de collègues écolos comme moi, qui sont en biodynamie, que de ceux qui continuent à utiliser des pesticides en 2024 et qui doutent encore du réchauffement climatique. » Entre climato-scepticisme et ésotérisme, Clément se contentera du bio pour les années à venir.
*A leur demande, les noms des viticulteurs ont été modifiés.