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L'association Koenigshoffen Demain pourrait remporter son combat contre la construction du complexe résidentiel Secret Garden. Mobilisée depuis dix ans, elle s’oppose à la réhabilitation du site : une friche industrielle polluée, connue sous le nom de Québecor.

Le permis de construire du projet Secret Garden, 21 rue Jean Mentelin, a été signé le 3 novembre 2015. © Claudia Lacave

Peut-être enfin le couronnement d'une longue bataille judiciaire pour Koenigshoffen Demain? Le rapporteur du Conseil d'Etat a rendu un avis favorable le 18 octobre 2018 sur le recours de l'association d'habitants. Ce n'est qu'un avis mais il fragilise le jugement rendu par le tribunal administratif de Strasbourg en 2017, qui a validé le permis de construire de Secret Garden.

L’association s’oppose à cette construction sur un terrain qu’elle estime encore pollué. C’est que le site des anciennes imprimeries des Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) est sous le coup de restrictions d’usages : interdiction d’utiliser l’eau des sols, de cultiver un potager et d’accueillir une école ou une crèche. L'arrêté municipal qui accorde le permis de construire au promoteur Frank Immobilier mentionne ces impératifs. Il ravive la polémique sur la dépollution du site.

L’histoire de ce site au cœur de la controverse commence avec l’installation des imprimeries magazines des DNA dans les années 1960. Située rue Jean-Mentelin, au sud-ouest de Koenigshoffen, elle connaît d’abord une ère alsacienne, avec la société Jean Didier. Le nom de Québecor lui vient du repreneur canadien qui découvre en 1994, au moment du rachat, la pollution de la nappe phréatique. Un pompage est nécessaire pour confiner la zone et le rapport du laboratoire Lisec confirme la présence de ces polluants en 2005. La cause : des fuites dans les citernes d’encre ont provoqué une forte contamination au toluène et aux hydrocarbures, des substances toxiques et cancérigènes. L’amiante des murs menace aussi de se disperser et d’affecter la population. L’usine ferme ses portes en 2006 et ses locaux sont laissés à l’abandon. Son état de délabrement pendant deux ans pousse l’association Koenigshoffen Demain à demander le confinement du site avec le soutien d’Eric Elkouby, alors adjoint du quartier.

 

Le site, au bord du canal de la Bruche, fait partie du Parc Naturel Urbain crée en 2010 grâce à un partenariat entre la Ville et l'association ZONA. © Claudia Lacave

Le projet Secret Garden entre en scène en 2008, lorsque Frank Immobilier rachète le site. Le promoteur obtient ce terrain inconstructible en échange de sa dépollution. Il prévoit un complexe résidentiel de 226 logements répartis sur huit bâtiments et 3,5 hectares de terrain au bord de la Bruche. Aucune installation d’énergie renouvelable n’est envisagée.  Le projet s’inscrit dans la politique municipale du logement, qui vise à réhabiliter les friches industrielles et à augmenter le parc immobilier. Le plan d’occupation des sols est modifié en 2010 et rend cette zone inconstructible habitable. L’association Koenigshoffen Demain conteste alors ce nouvel aménagement mais perd le procès devant le tribunal administratif de Strasbourg (TA) le 18 décembre 2014. La Ville attribue donc le permis de construire en 2015 et le chantier démarre. "Le site offre des caractéristiques exceptionnelles avec les abords bucoliques du canal de la Bruche et sa piste cyclable au sud et du Muhlbach à l’ouest", annonce la page web de Secret Garden. Le promoteur présente ce projet comme axé sur la nature, avec une "architecture apaisante". Pourtant, cet espace est loin d’être vert pour tout le monde…

Officiellement dépollué, le site en construction reçoit l’aval de la Ville. Frank Immobilier l’affirme dans son droit de réponse à la presse publié en octobre 2018 : "Les 400 pages de l’étude d’impact et l’étude détaillée des risques ont fait (…) l’objet d’un examen particulièrement minutieux des services du préfet et du service instructeur de la ville de Strasbourg." C’est Antea, société d’ingénierie dans le domaine environnemental, qui a réalisé ces études, de même que la dépollution. Elle a extrait des milliers de mètres cubes de terre polluée et pompé puis filtré les eaux souterraines pendant six ans. Cette opération a permis au TA de Strasbourg de valider le permis de construire en 2017. Le cadastre conclut que "ces travaux marquent l’achèvement des opérations de remise en état du site, pour un usage de type habitat".

Le degré de pollution actuel reste opaque. Le cadastre note, cette année encore, une "persistance des concentrations, notamment en toluène", l’un des polluants les plus dangereux du site. Dès 2008, un arrêté préfectoral exigeait des analyses trimestrielles des hydrocarbures dissous (toluène, benzène…) et des analyses semestrielles des métaux (arsenic, nickel…). Depuis, plusieurs arrêtés préfectoraux ont réitéré ces demandes. Celui daté du 3 novembre 2015, portant le permis de construire, interdit l’accueil "des populations sensibles (écoles, crèches)", "la culture de végétaux de consommation" et "l’infiltration des eaux pluviales".  Il prohibe, de plus, toute utilisation de l’eau de la nappe phréatique de Québecor, alors que le terrain est une zone à forts risques d’inondation par remontée des eaux souterraines.

D’autres incohérences sèment le doute. Durant la démolition des imprimeries prise en charge par Frank Immobilier pour quatre millions d’euros, 11 des 17 sondes de mesure du sol et des nappes (piézomètres) ont disparu. Le promoteur a déclaré le vol d’une palette de déchets contenant de l’amiante, mentionné dans un arrêté de mars 2010. Des documents concernant la réhabilitation et la dépollution du site demeurent inaccessibles. La CADA (Commission d’accès aux actes administratifs) a pourtant donné raison à l’association Koenigshoffen Demain qui les demandait. La préfecture reste sourde à ses appels alors que "l’autorité publique ne peut rejeter une demande portant sur une information relative à des 'émissions de substance dans l’environnement'" (article L.124-5 du Code de l’environnement).

Enfin, le récent avis favorable du Conseil d’Etat révèle une certaine défiance de la justice. "A ce jour, la justice semble nous dire qu’on n’a pas totalement tort", suggère Maître Maamouri, avocat de l’association.

Visualisation du plan de construction de Secret Garden dans le quartier de Koenigshoffen. © Images Google Maps, Mairie de Strasbourg (Police du bâtiment)

Koenigshoffen Demain, l’association en guerre contre les promoteurs

Avec plus de 300 adhérents, Koenigshoffen Demain est un acteur incontournable de la vie du quartier : organisation du marché de Noël, manifestations et travaux d’embellissement. Mais depuis sa création en 2008, en réponse à la friche industrielle Québecor, son moteur demeure la protection du quartier face à l’urbanisation galopante. Deux autres initiatives suscitent une ferme opposition des membres de l’association : la création de 250 logements sociaux rue de la Chartreuse et la relocalisation d’un centre culturel turc chemin Long.

Apolitique, Koenigshoffen Demain fonctionne grâce aux cotisations des adhérents, aux subventions du Crédit Mutuel et à une partie de la réserve parlementaire de l’ancien député du Bas-Rhin, Eric Elkouby. Ces fonds lui permettent de s’engager dans des combats judiciaires contre les entreprises de construction en cours.

 

L’affaire Québecor comporte encore des zones d’ombre. Notamment sur le jeu des influences politiques. Pourquoi Frank Immobilier a-t-il acheté une friche industrielle inconstructible ? Comment, en deux ans, le site a-t-il pu devenir officiellement habitable, avant même la dépollution ? Aujourd’hui, le promoteur ne communique plus sur l’affaire passée au Conseil d’Etat. "Je pense qu’il y a eu, dans ce dossier, ce qu’on peut qualifier de petits arrangements entre amis", lâche Eric Elkouby.

Caroline Celle et Claudia Lacave

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