Wolfisheim et Eckbolsheim, communes voisines de Strasbourg, comptent de moins en moins de terres agricoles à cause de l’extension urbaine. Les exploitants sont expropriés et poussés vers la périphérie, ce qui menace leur activité dans l’Eurométropole.
Lorsque l’on arrive au nord de Wolfisheim, l’odeur de fumier prend au nez. L’effluve persiste à travers le kilomètre de champs qui sépare la commune de sa voisine Eckbolsheim. Bientôt, la zone commerciale s’étendra le long de l’extension du tram F inauguré le 15 novembre. Un projet qui menace les surfaces agricoles encore cultivées : 360 hectares à Eckbolsheim, 220 à Wolfisheim. Ces terres sont en partie partagées par les cinq exploitants des deux communes. En 1960, ils étaient une cinquantaine.
Parmi les rescapés, Jean-Pierre Metzger et Philippe Grosskost, anciens associés et spécialisés en pommes de terre et betteraves sucrières à Wolfisheim, présentent fièrement le plan des deux communes qu’ils ont mis un an à cartographier. Dans le petit bureau de leur corps de ferme, les retraités montrent les terrains récemment urbanisés, comme ces deux hectares et demi partis dans le dernier lotissement, construit il y a deux ans derrière le fort Kléber. Au fil des années, ils voient les bâtiments sortir de terre, avec des conséquences en série sur leurs activités. “Quand on a commencé, il n'y avait pas autant de trafic sur la route ; maintenant c’est impossible de circuler avec les engins ”, s’offusque Jean-Pierre Metzger.
“On sera condamnés ici”
Jean-Philippe Scheer, ancien agriculteur de 75 ans, aide encore son fils Thierry sur l'exploitation familiale d’Eckbolsheim. Le retraité a été amputé de plus d’une quarantaine d'hectares de maïs au cours de sa carrière, notamment au niveau de l’actuel Auchan à Hautepierre. Plus récemment, son fils a été délesté de 0,4 hectare avec la création du parking-relais du tram à Wolfisheim. Des pertes qu’il compense par le rachat de parcelles toujours plus en périphérie de Strasbourg. “On sera condamnés ici, mon fils ira s’étendre à Holtzheim, où nous avons récupéré des terres”, prophétise son père.

Philippe Grosskost et Jean Pierre Metzger, dans leur local. © Lilian Nowak
L’agriculture paie le prix fort de l’artificialisation. Sur 337 hectares urbanisés dans le Bas-Rhin entre 2012 et 2018, 92 % étaient des terres agricoles selon l’Insee. Les projets d'urbanisation sont majoritairement conduits à proximité des villes. À elle seule, Strasbourg en concentre 47 %. Environ la moitié des surfaces artificialisées vont au logement, indique Dominique Metreau, chef de la gestion du territoire à la chambre d’agriculture du Bas-Rhin. Le reste est équitablement réparti entre le transport et les zones industrielles et commerciales.

Pierre Metzger et Philippe Grosskost ont perdu deux hectares et demi de terre pour construire ce quartier des Vergers du Fort Kléber à Wolfisheim. © Clément Vaillat
“On n’a pas de moyen de s’opposer”
Pour le transport, l’Eurométropole de Strasbourg (EMS) procède à des expropriations “comme c’est systématiquement le cas pour ce secteur”, explique Dominique Metreau. En revanche, en matière de logement, “c’est plutôt la négociation à l’amiable qui prime”, précise-t-il. Cette situation se complexifie lorsque les agriculteurs louent des terres. Autour de Strasbourg, 90 % d’entre eux ne sont pas propriétaires. Les champs appartiennent en partie à l’EMS, aux mairies, à la Fondation Saint-Thomas, aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg ou encore à des particuliers. “On n’a pas de moyen de s’opposer, on ne peut rien faire quand c’est d’utilité publique, surtout quand on est locataire, bien qu’on soit prévenu 18 mois à l’avance”, se désole Philippe Grosskost.
“Quand tu perds un champ, t’es jamais gagnant ”
En cas d’expropriation, les exploitants perçoivent des indemnités d’éviction allant de 9 000 à 12 000 euros par hectare. La chambre d’agriculture se charge des négociations avec les propriétaires afin de “correctement indemniser les exploitants”. Mais cette somme ne remplace pas les pertes de production. “Quand tu perds un champ, t’es jamais gagnant car tu perds ton outil de travail. À part si tu veux partir à la retraite et qu’il n’y a personne pour reprendre”, expose Jean-Philippe Scheer. Son fils attend toujours l'indemnisation pour son expropriation au niveau du parking-relais, “alors que les travaux ont commencé il y a deux ans”, indique l’agriculteur.
De leur côté, l’État et l’EMS assurent vouloir limiter les pertes de terres agricoles. “On ne sacrifie pas un espace naturel gratuitement, la priorité c’est de construire sur des friches”, explique Nicolas Valence, responsable du pôle aménagement à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal). Des ambitions partagées par Doris Ternoy, chargée de la politique agricole à l’Eurométropole : “L’objectif lors de projets d’urbanisme, c’est de chercher des dents creuses”, ces espaces non construits entourés de terrains bâtis.
Des mesures en lien avec la loi Climat et résilience qui fixe l’objectif de zéro artificialisation nette d’ici 2050. Pour autant, l’EMS, dont font partie les deux communes, a besoin de 40 000 logements supplémentaires d’ici vingt-cinq ans, ce qui nécessitera forcément d’artificialiser. De plus, la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain) oblige les communes de plus de 3 500 habitants à se doter de 20 % de logements sociaux. Une contrainte que Maurice Saum, premier adjoint en charge de l’urbanisme à la mairie de Wolfisheim, applique à contre-cœur : “Nous avons rendu des zones constructibles pour ne pas nous faire traiter de facho par l’État qui veut que les communes périphériques prennent leur lot de logements sociaux.”
La Safer, société régulatrice du foncier agricole, observe une baisse du rythme de l’artificialisation dans le Grand Est. Entre 2014 et 2018, 1 370 hectares ont été grignotés chaque année, et 1 130 en 2022. Cette tendance à la baisse suffira-t-elle à atteindre l’objectif fixé pour 2050 ?
Allan Moutet et Lilian Nowak
Les projets d’urbanisations à Wolfisheim et Eckbolsheim des dernières années. © Allan Moutet et Lilian Nowak