Transmettre son entreprise et son savoir-faire peut relever du défi. La preuve avec un garagiste, un armurier et un tapissier.
Juin 1990 : Arnaud Strauel pose sa caisse à outils dans la commune d’Eckbolsheim après un licenciement conflictuel de son poste de chef d’équipe chez Mercedes Kroely. Trente-cinq ans plus tard, il s'apprête à dire au revoir aux clients de son garage. Le garagiste perçoit la retraite depuis 2017, mais il continue de travailler. “J’ai des dizaines de clients qui viennent depuis des décennies et j’avais du mal à les lâcher”, confie-t-il. Toujours propriétaire, il bénéficie des dividendes de sa société qu’il partage avec ses deux filles. En janvier prochain, Arnaud Strauel coupera enfin le moteur.
Approché il y a deux ans par un autre garagiste d'Eckbolsheim, le spécialiste des anciennes voitures a d'abord refusé la proposition de reprise : “C'est moi qui n'étais pas prêt. Je n'allais pas tout lâcher parce que quelqu'un voulait racheter.” Mais aujourd’hui, il sent que le temps est venu de passer le flambeau. “La fatigue est là, j’ai commencé à travailler il y a 54 ans. Il n'y en a pas beaucoup qui le font”, note-t-il.
Une retraite appréhendée

Depuis plus de 35 ans, Arnaud Strauel, voit défiler les voitures anciennes de ses fidèles clients. © Léo Sallé
Alors que la date d'échéance se profile à grands pas - elle est prévue pour le 31 janvier 2026 - rien n’est encore officiel. Pourtant, le garagiste paraît confiant. Il attend actuellement une deuxième évaluation de la valeur de son fonds. Pour l’aider à gérer une cession administrativement complexe, il s’appuie sur trois experts : son notaire, celui du repreneur et un agent immobilier.
Bien qu'il ait pris sa décision un soir d’août 2025, le garagiste tarde à l’annoncer à ses clients. “Je ne vais pas dire qu’ils sont tristes, mais ils savent très bien que le futur fonctionnement ne sera pas le même que le mien.” Il regrette un changement de mentalité et d’approche dans le secteur de l’automobile : “Il y a trente ans, on respectait le client, mais aujourd'hui c'est pognon, pognon.” En dépit de ses inquiétudes, Arnaud Strauel se réjouit de cette “nouvelle vie qui commence”. Il a hâte de pouvoir profiter de longues journées de bricolage sur ses précieuses voitures de collection.

Adrien Recht expose dans sa boutique un fusil qu'il a construit sur-mesure pour un tireur. © Sacha Laudrin Laroche
Un casse-tête administratif
Adrien appuie sur le bouton pour autoriser l’ouverture de la porte blindée de l’armurerie Recht de Wolfisheim. Avec son frère, Émilien, ils sont les visages du magasin, fondé dans les années 1980 par leur grand-père, alors boulanger à Eckbolsheim. Ancien champion du monde de tir, Raymond Recht avait décidé de se lancer dans ce commerce après avoir réalisé que les clubs de tir français n’avaient pour arme que des “tubes en métal avec un bout de bois”. Inadmissible pour l’Alsacien, qui avait frappé à la porte des fabricants allemands. La jeune armurerie Recht devient ainsi importateur historique notamment de Steyr et Walther, deux marques de tir sportif. Son credo : la qualité et rien que la qualité. Les fils de Raymond Recht ont ensuite élargi la gamme de modèles proposés.
La philosophie du grand-père inspire Adrien, qui tient actuellement la boutique avec son frère, tandis que leur père et leur oncle restent propriétaires. Il se dit fier de cet héritage familial : il a grandi avec l’armurerie et ses “tireurs”, comme il les appelle, dont certains sont déjà clients depuis quatre générations.
Mais les deux frères se heurtent tout de même à quelques difficultés pour reprendre l’affaire. “C'est pas un héritage, c'est une malédiction”, rigole Adrien qui raconte les désaccords sur l’entrée d’armes modernes au catalogue. Son grand-père vendait encore des arbalètes quand il propose aujourd’hui des armes électroniques à la pointe de la technologie qui n’ont “même plus de poudre”. La passion de la famille Recht évolue à chaque génération.
Les licences de vente et de fabrication posent aussi problème. Elles sont nominatives et à vie : si les parents décident de partir à la retraite, leurs licences les suivront. Adrien et Émilien ont donc entamé les démarches d’obtention. Émilien lève les yeux au ciel : “J’ai les compétences et je travaille dans une armurerie depuis dix ans, mais le dossier prend quand même un minimum de cent heures à remplir.”
Les contrôles sont fréquents, au point que les forces de l’ordre deviennent des “potes”. Taxes, mise en conformité, systèmes de sécurité, vérifications : “Beaucoup s'imaginent qu'on ne fait que tirer toute la journée, qu'on mange flingue, qu’on pisse flingue, qu'on dort flingue. Non, non, non. C’est 90 % d’administratif, 9 % d'armes et 1 % d’essais.” Une contrainte qui serait impossible à assumer sans la passion et l’histoire familiale. La nouvelle génération est en marche, Adrien est devenu papa en 2024. Il a déjà offert à son fils sa première carabine !
Dans l’arrière-boutique du 23 rue des Seigneurs à Wolfisheim, Nicolas Schwarz s’affaire à épingler de longs pans de tissu sur un fauteuil dénudé. Il aligne soigneusement les motifs autour de l’armature en bois, s’assurant d’obtenir des raccords parfaits entre les différentes pièces. Entouré de milliers de morceaux d’étoffes, de centaines de clous et d’une vieille surjeteuse rouillée, l’artisan s’affaire sur de nombreux ouvrages. Pourtant, il compte mettre la clé sous la porte à la fin de l’année.
“Quand j’ai commencé, en 1992, il y avait 90 tapissiers sur l’Eurométropole. Là, ils ferment les uns après les autres”, déplore l’entrepreneur. En cause, la transformation du métier, mais aussi la formation reçue par les apprentis-tapissiers. “Dans le temps, vous aviez deux années de pré-apprentissage et trois années d’apprentissage. Aujourd’hui, l’État considère qu’en deux ans, les jeunes savent tout faire, mais ils ne connaissent même pas l'outillage”, expose Nicolas Schwarz.

Au-delà de la rénovation, Nicolas Schwarz reproduit également des meubles d'époque grâce à ses notions d'ébénisterie. © Salomé Cadon
L'heure de tourner la page
Fort des notions d’ébénisterie que lui a transmises son père, le patron d’Eska Decor propose une combinaison de savoir-faire. Ajouté au travail du tissu pour des rideaux, de l’ameublement ou encore des couvre-lits, le tapissier rénove aussi les boiseries des meubles qui lui sont confiés. Ces compétences multiples, il n'a pas pu les retrouver chez les quelques apprentis qui ont voulu tenter l’aventure. Il en est aujourd’hui convaincu, le métier de tapissier est sur le point de disparaître. “Je n'ai pas vraiment cherché de repreneur, parce que je sais que la plupart de mes confrères étaient avec moi en classe et sont aussi près de la retraite”, avoue-t-il.
Sur le plan financier, ça n’a pas toujours été facile pour lui. Il l’assure, il ne faut pas chercher à s’enrichir lorsque l’on se lance dans ce métier. “Si vous avez trop faim au début, ça ne sert à rien. Quand on est jeune, on sait faire ceinture. Toute votre richesse, elle est dans le savoir-faire”, confie-t-il. De plus, l’activité exige des dépenses régulières, notamment pour renouveler les 55 000 références de tissu. D’après lui, cet aspect contribue à décourager les jeunes aspirants.
À 60 ans, Nicolas Schwarz se dit prêt à mettre fin à trente-trois années d’activité : “Le temps qu'il me reste à vivre, je vais essayer de le passer avec mon épouse. C'est une page qui se tourne, mais elle doit se tourner.” Face à son regard quelque peu désabusé sur son métier, ses enfants ont renoncé à l’idée de perpétuer la tradition.
Salomé Cadon, Sacha Laudrin Laroche et Léo Sallé
Le garagiste, le tapissier et l’armurier à Wolfisheim et Eckbolsheim. © Salomé Cadon et Sacha Laudrin Laroche