En Jordanie, le manque d’eau est vecteur d'inégalités diverses. Y compris dans la capitale Amman, où les habitants sont contraints d’adapter leurs habitudes de consommation en fonction de leurs moyens.
En majorité, les Jordaniens possèdent une citerne sur le toit de leur maison et récupèrent ainsi l'eau de pluie. © Pauline Beignon
Le quartier populaire de Jabal Al-Qosour, dans le Nord-Est d’Amman, est en ébullition. Comme chaque mardi – quand tout se passe bien – les cuves qui trônent sur les toits se remplissent : c’est « le jour de l’eau ».
Le gouvernement ouvre les vannes et pendant quelques heures, les habitants sont réapprovisionnés, pour le plus grand soulagement de Nassem Al-Bitar, une mère au foyer de 53 ans avec six enfants. Et quand on vit à huit avec 3 m³ d’eau par semaine – contre en moyenne 1 m³ par personne en France – pas de place au gaspillage.
« C’est fatigant de devoir toujours calculer ce que je consomme », se désole-t-elle. C’est avec une énergie débordante qu’elle enchaîne les tâches domestiques. Sa priorité est de lancer sa machine à laver, la seule de la semaine. Place ensuite au nettoyage de toute la maison, à l’exception du sol. « Je n’aime pas les tapis, mais comme je ne peux pas me permettre d’utiliser de l’eau pour nettoyer le carrelage, on en a mis partout. »
Une astuce parmi tant d’autres pour rationner au quotidien. Par exemple, l’eau utilisée pour se laver les mains ou nettoyer les légumes sert à tirer la chasse d’eau. Celle de la machine à laver est destinée aux escaliers. Quant aux douches, il faut faire des concessions. « Le seul à pouvoir la prendre tous les jours, c’est mon fils Mohamed parce qu’il travaille dans une entreprise de tapis », souligne avec amertume la mère de famille.
L'eau devient une charge mentale
Un ensemble de réflexes acquis avec le temps qu’il faut appliquer sans relâche et toujours réinventer. « Avant je ne calculais pas autant et je pouvais même laver mes tapis », se souvient Nassem Al-Bitar. Une efficacité telle qu’elle partage même ses maigres réserves lorsque ses voisins sont dans le besoin.
Économiser l’eau, une charge mentale portée par tous les membres du foyer puisque c’est Walid Al-Bitar, le mari, qui maîtrise les dépenses et règle la facture. La famille doit payer en moyenne 7 JOD par mois (soit 9,10 euros). Une somme relativement basse puisque l'État en finance une grande partie : moins un foyer consomme, plus la prise en charge est importante. Le montant réel de la facture de la famille Al-Bitar s’élève à plus de 28 JOD.
Comment fonctionne l’approvisionnement en eau ?
La Jordanie est l’un des pays les plus arides de la planète. À Amman, l’eau est acheminée par les canalisations ou grâce à des camions-citernes. Les habitants n’en reçoivent qu’une à deux fois par semaine à l’occasion du « jour de l’eau ». Pendant cette période, elle coule sans restriction. Les Jordaniens en profitent donc pour faire leurs tâches ménagères et remplir leurs réserves : des cuves installées sur le toit ou au sous-sol. Mais les habitants ne disposent pas tous du même espace de stockage. En ce qui concerne le prix, l’État prend en charge entre 27 % et 82 % du montant de la facture, selon la consommation d’eau.
Bien que l'eau distribuée par les canalisations soit potable, l’absence d’entretien des cuves la rend impropre à la consommation. Abou Mahed, gérant d’un commerce de bouche, en est persuadé : « Je fais nettoyer les cuves aussi bien que je lave mes fruits avant de les servir aux clients. » Il jure n’avoir jamais cessé de boire l’eau du robinet. À l’inverse, la majorité des Jordaniens achète de l’eau en bouteille, ce qui augmente un peu plus le montant total des dépenses en eau.
En Jordanie, chaque goutte compte au quotidien.
© Pauline Beignon
« Laver les voitures deux fois par semaine, surtout en été, je ne suis pas certain que ce soit nécessaire », critique Mohamed Sammer. Il est gardien dans l’un des grands immeubles en pierres beiges typiques d’Al-Joubayhah, un quartier de classe moyenne situé dans le Nord d’Amman. Mohamed Sammer a la charge de surveiller les stocks d’eau des habitants. Il s’occupe aussi de l’entretien des parties communes.
Arrivé d’Égypte où l’eau est bien moins rare, le gardien a dû adapter ses gestes. Éponge à la main, il se contente par exemple d’un seau pour laver quatre voitures en hiver. Et six en été. Parfois, même le « jour de l’eau », les cuves ne sont pas réapprovisionnées. « En fin d’année dernière, il y a eu un acte de sabotage dans les conduits qui relient le sud du pays à la capitale », se souvient-il.
Quatre voitures sont lavées chaque week-end
Ces pannes obligent les habitants à adapter leur consommation en piochant dans leur réserve. Pour les plus petites fuites, charge à Mohamed Sammer de les réparer avec les moyens du bord. Quand ce n’est pas possible, il contacte le gouvernement « mais le problème, c’est que ça met souvent du temps », déplore-t-il.
Même dans les quartiers les plus riches de l’ouest de la ville, le manque d’eau est dans toutes les têtes. « C’est le plus grand problème des familles jordaniennes », soupire Jihan Fedah, habitante du quartier d’Abdoun, où se côtoient ambassades et grandes demeures contemporaines avec jardin.
Elle partage 20 m³ d’eau par semaine avec son mari et son fils. Et si les quatre voitures sont lavées chaque week-end, ce couple de médecins fait tout de même des concessions. Les palmiers ont remplacé les rosiers, trop gourmands en eau. La piscine n’est remplie que jusqu’aux trois quarts et les sauts y sont interdits.
Nasser Fedah, le fils âgé de 26 ans, ne se souvient pas d’une époque sans rationnement : « Il est arrivé que j’aille sous la douche et que rien n’en sorte parce que la cuve était vide. » Aujourd’hui encore, sa mère veille au grain. « Je ne peux pas m'empêcher de toquer à la porte quand j’entends l’eau de la salle de bain couler. »
Alors même qu’elle débourse environ 250 JOD par mois pour recevoir l’eau distribuée par le gouvernement, la famille est parfois contrainte de faire appel à des entreprises privées, plus coûteuses, quand les réserves sont à sec, comme en été. « L’eau ne devrait pas être un luxe, mais ça l’est », regrette Nasser Fedah. Une situation qui risque de s’aggraver et qui l’inquiète. Au point que le manque d’eau et son coût remettent en cause son envie de fonder une famille.
Un manque d'eau épargné des touristes
Chaque mois, Oussama Athman dépense 500 JOD, l’équivalent du salaire moyen du pays, pour alimenter en eau son hôtel situé dans le centre-ville. À peine sorti d'importants travaux de rénovations, l’eau reste sa plus grosse préoccupation. Il n’est pourtant pas question de remettre en cause les habitudes des touristes : « Nous ne pouvons pas leur demander de faire attention à leur consommation. C’est un problème qui concerne la Jordanie et nous ne voulons pas les tracasser avec ça. »
Avec une capacité d’accueil de 60 personnes, il est quand même nécessaire de mettre en place des astuces pour limiter les dégâts. « Il faut être avare avec l’eau. On a diminué de 50 % la puissance des robinets et on rationalise son utilisation dans le ménage. » Bien que l’hôtel soit réapprovisionné le jeudi et le vendredi par l'État, les quantités ne sont pas suffisantes pour tenir toute la semaine.
© Eva Pontecaille
Oussama Athman fait donc également appel à une entreprise privée pour combler le manque. Suffisamment pour sauver les apparences : Gerald Müller, touriste allemand, connaissait la situation critique liée à l’eau mais a été surpris du comportement des Jordaniens. « J’étais prêt à adapter mes habitudes. Mais ici les gens arrosent les plantes, notre hôtel possède même une piscine », s’étonne-t-il.
© Eva Pontecaille
Au-delà des habitudes des touristes, la sur-consommation est aussi due aux branchements illégaux et aux fuites – qui causent une déperdition de 50 % de l’eau disponible. « L’importante teneur en calcaire détériore les installations », déplore le gérant. Il faut donc vérifier sans cesse les canalisations, tout particulièrement celles des salles de bain, pour éviter les pertes trop importantes. Mais ces fuites ne sont pas toujours faciles à identifier. Le gouvernement prend ce problème à bras-le-corps puisque dans son plan de gestion de l’eau, il souhaite les réduire d’un quart d’ici 2040. L’enjeu est de taille et la perspective lointaine surtout quand, comme Nassem Al-Bitar, on rêve de pouvoir prendre une douche à chaque fin de journée.
Adélie Aubaret
Pauline Beignon
Avec Firas Abanda