À l'est d'Amman, la zone humide d’Azraq est maintenue en vie artificiellement après avoir été complètement asséchée. Si la biodiversité revient dans cette réserve naturelle, réelle oasis, c’est aux dépens d’une nappe phréatique déjà surpompée.
Environ 600 000 m3 d’eau issue de la nappe sont injectés chaque année dans la réserve. © Lisa Delagneau
Déployant ses larges ailes argentées, un héron prend son envol. Il se pose élégamment quelques mètres plus loin, dans l’herbe verte au bord du bassin d’eau douce. Sous un soleil de plomb, le chant des oiseaux se mêle à celui du vent dans les roseaux. Difficile de croire qu’autour, le désert aride de l’est jordanien s’étend à perte de vue. À 100 kilomètres d’Amman, la réserve humide d’Azraq est un havre de paix pour les 350 espèces d’oiseaux qui y vivent ou s’y arrêtent dans leur migration. Trente ans plus tôt, pourtant, tout était sec : les bassins évaporés, la terre craquelée, les animaux, plantes et insectes, éclipsés. Des milliers d’oiseaux migrateurs dépendent cependant de l’oasis jordanienne, à l’intersection de trois continents.
350 espèces d'oiseaux peuplent la réserve. © Lisa Delagneau
La nappe phréatique sous-jacente, si large qu’elle déborde sur la Syrie et l’Arabie saoudite voisines, a cessé d’abreuver l’oasis en 1993. Au fil des années de pompage intensif pour alimenter les villes d’Amman, d’Irbid, de Zarqa et les fermes d’Azraq, l’immense bassin souterrain n’a cessé de diminuer.
En 1965, quatre millions de m3 d’eau étaient extraits. Aujourd’hui, entre 50 et 60 millions de m3 seraient puisés chaque année, même si les sources sont discordantes : le ministère de l’Eau et de l’Irrigation affirme n’en pomper que 40 millions par an.
La nappe, elle, ne se recharge que de 25 millions de m3 – principalement en Syrie – et souffre du réchauffement climatique. Au premier plan de cette consommation, l’agriculture, responsable de nombreux puits illégaux qui siphonnent toujours plus la nappe et font augmenter la salinité des sols.
Un écosystème qui tient à un fil
Si la biodiversité est de retour dans l’oasis, dont 10 % de la surface a été restaurée, cela s’est fait au prix fort. En déambulant sur les passerelles en bois qui sillonnent la zone, d’épais tuyaux en plastique, à peine dissimulés par les herbes, attirent le regard. L’eau qui en coule depuis 1994 est elle aussi pompée depuis la nappe par le ministère de l’Eau et de l’Irrigation. Celui-ci accorde 1,5 à 2,5 millions de m3 d’eau annuels à la réserve, gérée par la Société royale pour la conservation de la nature (RSCN). Mais, surexploitée, la nappe fournit moins de la moitié de la quantité d’eau prévue dans le contrat.
Les buffles d'eau sont arrivés dans la réserve au XIXe siècle. © Lisa Delagneau
« Aujourd’hui la zone humide est en sécurité parce qu’on peut compter sur l’eau du ministère, assure Tamir Akili, écologue à la RSCN. Mais la demande en eau ne fait qu’augmenter dans le pays, et si elle s’accroît trop, on pourrait être réellement en danger. » L’évaporation étant très forte en raison de la chaleur, deux à trois mois sans apport en eau suffiraient à tarir de nouveau l’oasis.
Originaire d’Azraq, le jeune écologue est cependant fier des efforts réalisés jusqu’à présent. Ils ont permis de faire revenir beaucoup d’espèces d’oiseaux ayant déserté le marais et la vasière. En avril, un courlis corlieu, qui ne s’était plus posé à Azraq depuis soixante ans, a été observé.
Sauvé de justesse de l’extinction au début des années 2000, l’Aphanius sirhani, ou killifish d’Azraq, s’épanouit aussi dans les eaux claires de l’oasis. Ce petit poisson rayé « est une espèce endémique d’Azraq, il n’existe qu’ici et est devenu un symbole dans le pays », précise Tamir Akili.
« Ce n’est pas éthique d’utiliser de l’eau potable pour remplir l’oasis »
Ces réussites ne sont que partielles : sur les 347 000 oiseaux comptés en 1967 dans la réserve, seuls 10 000 restaient en 2023. Les habitants du village adjacent, qui vivaient autrefois des ressources fournies par la zone humide, ne peuvent que se souvenir de l’abondance passée.
« Je pouvais nager au milieu des poissons, pêcher dans les bassins, raconte Omar Shoshan, né à Azraq et ancien responsable de la réserve. Il y avait un lac pour les filles, un pour les nageurs professionnels… Nous connaissions le nom de chaque buffle d’eau et cheval sauvage. Vous ne pouvez même pas imaginer le nombre d’espèces qui vivaient là-bas. »
Depuis deux ans, Tamir Akili est écologue dans la réserve d'Azraq. © Lisa Delagneau
Pour attirer plus d’oiseaux, qui ne viennent se reposer qu’à condition d’avoir suffisamment d’eau à disposition, il faudrait réhabiliter une plus large surface de l’oasis. Mais pour Omar Shoshan, l’alimentation artificielle n’est pas une solution viable, alors qu’environ 60 000 personnes vivent dans la région. « Ce n’est pas éthique d’utiliser de l’eau potable pour remplir l’oasis. Il faut retrouver une auto-alimentation naturelle des bassins », clame-t-il.
Ce qui ne pourra se faire sans laisser la nappe phréatique se recharger, et donc, mettre fin au surpompage. Impensable aujourd’hui, tant que la capitale dépend encore d’Azraq pour un quart de son alimentation en eau et qu’aucune alternative n’est envisagée pour l’agriculture. Conscient du sursis de la réserve, Tamir Akili compte notamment sur une solution : une usine de dessalement de l’eau à Azraq, pour laquelle la RSCN tente de trouver des fonds. « Le ministère de l’Eau affirme pouvoir nous fournir plus de 2,5 millions de m3 d’eau par an, si nous trouvons un moyen de la traiter, parce qu’elle est de mauvaise qualité », expose-t-il avec espoir. L’eau potable actuellement utilisée pour l’oasis serait donc restituée pour d’autres usages, ce qui soulagerait la nappe.
Lisa Delagneau
La mer Morte en fin de vie
Son niveau recule d’un mètre chaque année et sa superficie a chuté d’un tiers en cinquante ans : la mer Morte, partagée entre Jordaniens, Israéliens et Palestiniens, est en voie d’extinction. À cette vitesse, les scientifiques estiment qu’un autre tiers pourrait disparaître d’ici à 2050, jusqu’à ce que le mythique lac salé soit complètement asséché en 2100. Plusieurs facteurs concourent à ce tarissement dramatique, que rien ne semble pouvoir freiner. En premier lieu, le débit du Jourdain est de plus en plus faible. Le fleuve prend sa source au Liban, puis traverse la Syrie et partage la Jordanie et Israël. Chacun s’y sert, et à son arrivée dans la mer Morte, il n’en reste qu’un filet. Le réchauffement climatique a également entraîné une baisse des précipitations de deux tiers en Jordanie depuis les années 1970. Le projet du canal de la mer Morte, qui devait y acheminer de l’eau de la mer Rouge, suscitant de grands espoirs, a finalement été abandonné en 2021.