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Dans cette région de la Jordanie située aux frontières avec la Syrie et Israël, l’eau a toujours été une ressource abondante. Mais depuis une vingtaine d’années, les producteurs d’agrumes font face, comme le reste du pays, à une situation de stress hydrique extrême. Nouveaux systèmes d'irrigation et d’approvisionnement, économies d’eau : trois exploitants tentent de sauver leurs récoltes.

Une fois sorti d’Irbid, ville proche de la frontière syrienne, il ne faut qu’une demi-heure de route pour rejoindre la vallée du Jourdain et le village agricole de Nord Shouna. Passé les collines arides, le changement est spectaculaire. En contrebas, fini les vallées désertiques et les wadi rocailleux, une oasis d’un vert intense s’étend à perte de vue.

Baqoura, terres retournées

Baqoura est une enclave agricole de six kilomètres carrés. Après 1967 et la guerre des Six jours, la Jordanie perd sa souveraineté sur la rive ouest du Jourdain et cette petite enclave de la rive est, au profit d'Israël. Dans le cadre des accords de paix de 1994, ces terres sont rendues à la Jordanie et un partage plus équitable de l’eau entre les deux nations est décidé. Les agriculteurs israéliens sont néanmoins autorisés à continuer leurs cultures. 

En 1997, un soldat jordanien ouvre le feu et tue sept écolières israéliennes. À la surprise générale, le roi Hussein se rend en Israël pour formuler des excuses officielles. Mais en 2019, pour montrer son opposition au « plan de paix » que prévoyait Donald Trump dans la région, et face au risque croissant d’une annexion de la Cisjordanie, la concession, qui aura duré vingt-cinq ans, n’est pas renouvelée par le roi Abdallah II.

À moins d’un kilomètre de là, Israël, ou plutôt la « Palestine » comme disent les gens du coin. Ici, le Jourdain, qui prend sa source en Israël, est rejoint par le Yarmouk. Source d’eau essentielle à l’agriculture dans la vallée, il poursuit son cours en suivant des méandres sur 320 kilomètres vers le sud avant de se jeter dans la mer Morte.

Derrière ce paysage idyllique, une bataille face à la disparition de l’eau et trois exploitants en première ligne : un riche propriétaire proche du gouvernement, un agriculteur aux mains calleuses et un jeune entrepreneur idéaliste. 

Le patron et sa berline

Des soldats armés tiennent la garde. « Salam aleykoum. » En entrant sur les terres agricoles de Baqoura (lire encadré), à cinq minutes de Nord Shouna, un pont surplombe le canal stratégique du Roi-Abdallah. Ce dernier permet l’approvisionnement en eau des exploitations agricoles. En engageant sa berline gris métallisé sur un chemin de terre entre deux orangeraies, Hachem Alnasser, quinquagénaire en polo, a le sourire : « C’est un paradis sur terre. » Seuls les propriétaires et ouvriers agricoles sous escorte sont autorisés à entrer dans la zone militarisée disputée par Israël et la Jordanie.

Il dispose de deux sources principales : le canal et un puits, creusé dans la nappe phréatique. L’eau qui circule dans le canal est gérée par l’Autorité de la vallée du Jourdain, organe étatique qui décide, selon des critères flous, des quantités d’eau en heure de pompage distribuées à chaque exploitation. « Pendant l’été, la nappe est notre unique source d’eau », explique Hachem Alnasser. Le reste de l’année, « une moitié vient du puits et une autre du canal. »

Entre deux rangées de citronniers, Ayman Ibrahim prend soin des jeunes branches en plein cagnard. Le thermomètre approche les 30 °C. Travailleur étranger originaire d’Égypte, chrétien copte, c’est lui qui, tous les jours, veille au grain. Taille des arbres, irrigation, marcottage, nouvelles essences, il mène toutes les batailles. Payé entre 10 et 20 JOD (entre 13 et 26 euros) par jour, il est une des petites mains qui vivent directement sur les exploitations dans des conditions difficiles. « Je vois ma famille une fois tous les deux ans. Tout ce que je gagne, je leur envoie. »

photo Atef Abassi, exploitant jordanien
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Atef Abassi amorce sa pompe chaque jour pour irriguer ses arbres fruitiers. © Célestin de Séguier

L'amoureux de la terre

« Tous les citrons que nous avions plantés sont morts car nous n’avions pas assez d’eau. J’ai perdu l’équivalent de 10 000 cagettes. » À sa gauche, un vieil homme portant un keffieh palestinien attire l’attention. Le visage dépigmenté, à moitié sourd, Abou Hussein, 80 ans, vient de terminer sa prière. « Dieu nous voit, il nous observe tout le temps. »

Ouvrier agricole depuis cinquante ans sur les terres de Baqoura, il s’occupe de palisser les plantes. Pas besoin de statistiques, « il y a beaucoup moins d’eau qu’avant », affirme l’ancien. Avec le dérèglement climatique et la baisse de la ressource en eau, « on n’arrive plus à produire la même qualité », conclut son patron, tout en servant le thé bouillant. Dans un article parut en 2015, des chercheurs de l’Union de géophysique américaine ont démontré que les précipitations en Jordanie ont baissé des deux tiers depuis les années 1970.

photo Abou Hussein, palestinien de jordanie
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Quand il ne travaille pas dans les champs, Abou Hussein passe son temps à prier. © Célestin de Séguier

Pour lutter contre le manque d’eau, Atef Abassi reçoit des aides de l’Union européenne et des États-Unis. Il fait également partie de la Société coopérative des agrumes du Jourdain. Cette coopérative agricole milite pour la mise en valeur de la qualité des agrumes de la vallée du Jourdain et pour une meilleure exportation de ses produits. 

L’inventeur hyperactif

« Nous sommes 150 producteurs et représentons 1 500 hectares de terres agricoles. C'est une partie significative de la vallée » , souligne le directeur, Abdalrahman Alghzawi. Dynamique, bilingue, aux biceps apparents, l’homme de 39 ans, qui a longtemps travaillé à l’étranger, possède un domaine deux fois plus grand que son homologue.

Au milieu des oies et des chiots jouant dans la poussière, il est heureux. Son exploitation a des airs de résidence secondaire : pergola, allée en gravier, canapés. Il vient tous les week-ends se reposer à l’ombre de ses arbres fruitiers. Néanmoins, son constat est sans appel : « Le climat change à toute allure et il y a un déficit de pluviométrie. Avec le dérèglement climatique, nous avons besoin de plus d’eau qu’avant mais l’eau du canal est très régulée et le gouvernement ne nous en donne pas assez », confie Abdalrahman Alghzawi.

photo exploitant jordanien
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Gérant d'une entreprise immobilière, Abdalrahman Alghzawi apprécie passer du temps sur ses terres, parmi ses bêtes. © Célestin de Séguier 

Diplomatie de l'eau : la paix dans les tuyaux

Israël pose ses conditions. En mai 2024, le contrat accordant 50 millions de mètres cubes d’eau israélienne par an à la Jordanie devait prendre fin. Conclu en 2021, il s’agit d’un complément aux accords de Wadi Araba, un traité de paix qui prévoyait déjà la même quantité d’eau, depuis 1994. L’État hébreu, conscient de la dépendance de son voisin à son eau désalinisée, en joue pour obtenir ce qu’il souhaite. Il conditionne aujourd’hui le renouvellement de cet accord au réchauffement de leurs relations diplomatiques et à l'arrêt des déclarations hostiles à son égard par Amman. La Jordanie ne s’est pas encore positionnée sur ces demandes, exprimées dans les médias.

Après la riposte de l’État hébreu à l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, le Royaume avait suspendu, en novembre, un autre traité pas encore ratifié : l’accord « eau contre énergie ». Chacun use de son pouvoir. « Pouvez-vous imaginer un ministre jordanien assis à côté d’un ministre israélien pour signer un accord, alors qu’Israël tue notre peuple à Gaza ? » a déclaré Ayman Safadi, ministre jordanien des Affaires étrangères. Cet accord sur les rails depuis 2021 prévoyait l’échange annuel de 200 millions de mètres cubes d’eau israélienne, contre 600 mégawattheures d’énergie solaire produite en Jordanie. Comme le traité de Wadi Araba, il est fortement contesté dans les manifestations jordaniennes, qui réclament une indépendance totale vis-à-vis d’Israël.

Lisa Delagneau

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