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Pendant les trois premiers mois de la guerre à Gaza, les spectacles se sont arrêtés en Jordanie. Plus une soirée au Amman Comedy Club, plus un rire. En mai, le retour de l’humour rebute encore une partie de la population endeuillée, quand une autre y voit l’espoir d’une résistance.

Dans la petite salle du théâtre Al-Shams, les humoristes testent leurs blagues. © Célestin de Séguier

« Hahaha ! » « Say Hummus ! » Dans le hall de la salle de spectacle, les petites pancartes colorées donnent le ton de la soirée. Sur un faux décor de stand-up installé pour l’occasion, les spectateurs prennent la pose – les sourires flirtant avec l’insouciance pour la photo. Et ça dissone. Dehors, la guerre à Gaza et le deuil sont dans toutes les têtes ; dedans on rit, on s'esclaffe même.

La star, c’est Mo Amer. Ce jeudi 16 mai, l’humoriste palestinien né au Koweït et désormais de nationalité américaine a déplacé les foules jusqu’au Cultural Palace, à cinq kilomètres du centre d’Amman. Depuis son spectacle The Vagabond et le succès de sa mini-série autobiographique sur Netflix, le comédien chouchou du Moyen-Orient a acquis une notoriété internationale. Fan de la première heure, Safa Makawi a un temps hésité à venir. « Depuis le début de la guerre, je ne suis allée à aucun événement. Je viens vraiment pour lui, parce qu’il est Palestinien », confie-t-elle avant le début de la rigolade.

« L’humour est une manière de s’engager aussi »

L’ombre du conflit plane sans ambiguïté sur la soirée. Une fois entré dans la salle, à côté des portraits de la famille royale jordanienne taille XXL, un écran du même gabarit affiche un message – entouré de deux images de pastèque, devenu le symbole alternatif du drapeau palestinien.

« Malgré les horreurs auxquelles font face nos proches en Palestine, nous nous unissons pour accueillir des talents palestiniens et arabes. Ce soir, nous affirmons notre droit d’exister, de résister et de partager nos histoires au monde », lit-on avant qu’une minute d’hommage ne s’engage. Un silence avant le rire. Une chanson pour la « liberté de la Palestine » aussi.

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Au Amman Comedy Club, ce sont les comédiens qui ont fait office de public ce soir-là. © Julie Lescarmontier

Puis, ça enchaîne. La première partie, Ghalia Twal, ne s’embarrasse pas de politesses, et en vient vite au sujet de la guerre. « Est-ce qu’il y a des étrangers dans la salle ? » Malheur au groupe d’Américains qui se fait rapidement remarquer, la punchline est prête à l’emploi : « Vos taxes financent Israël et un génocide mais vos places de ce soir sont pour la bonne cause, donc je vous remercie ! » lâche la comédienne au ton cynique. Le tant attendu et acclamé Mo Amer arrive alors, moins offensif. À Amman, il se sent « un peu chez [lui] ». Émotion oblige, l’humoriste se confie… à sa manière : « J’ai dédié toute ma carrière à qui je suis. Bon, peut-être qu’après le 11 Septembre, j’ai été Italien pendant deux mois. » Pour le reste, beaucoup de classiques, peu de politique. L’accouchement de sa femme et les cris au moment des contractions « qu’on entend que sur National Geographic » ; les taxes en Jordanie ; la circulation au Caire. Ça rit, ça siffle, ça applaudit sans retenue.

« La vie doit continuer », commente Safa Makawi, presque euphorique à la sortie. Des mots lourds de sens après l’hibernation noire qu’a connue la Jordanie. Pendant plus de trois mois, tout s’est arrêté. Pas de festivités du nouvel an, plus de fêtes, plus d’événements. Le temps était au deuil. La soirée de Mo Amer devait d’ailleurs se tenir le 19 octobre avant d’être reportée au mois de mai. « J’ai trouvé ça normal. En octobre, personne n’avait la tête à rire, ni même à sortir, alors qu’il y a un génocide de l’autre côté de la frontière », affirme Ghaith Alansari qui a repris ses billets sept mois plus tard. « Le temps a passé. Il faut savoir s’offrir des parenthèses de temps en temps », justifie le Jordanien, lunettes de soleil en pleine nuit. Un discours encore inaudible pour une partie du royaume hachémite. Manal al Ali, 44 ans, est d’origine palestinienne, comme beaucoup ici. Amatrice de stand up, elle avait pris des places pour la première date et a choisi de se faire rembourser. « Depuis la guerre, trop de choses ont changé. Par respect pour mes proches, je ne peux pas sortir. Je pense qu’on a mieux à faire dans cette période que de se faire plaisir et de s’amuser », explique-t-elle. « On n’est pas plus utile si on reste chez nous en deuil toute la journée. L’humour est une manière de s’engager aussi », fustige Ghaith Alansari, fier de soutenir la Palestine avec son billet pour Mo Amer.

Dans toutes les bouches, un nom surgit comme exemple absolu : Bassem Youssef, humoriste égyptien. Dix jours après l’attaque du Hamas et le retour de la guerre, ce spécialiste de l’humour noir était l’invité de l’animateur Piers Morgan, dans son émission conservatrice. Pendant plus d’une heure, le comédien a « piégé » le Britannique en ironisant sur l’horreur. « Ma femme [palestinienne] va bien, elle vient de m’envoyer cette photo de la maison. C’est magnifique ! » a-t-il lâché en direct, montrant la photo d’une habitation détruite par les bombardements israéliens. Pas loupé, l’extrait cumule plus de 22 millions de vues sur YouTube. Retentissement sans appel. Pour Simon Dubois, chercheur spécialisé dans le théâtre à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), « l’humour a quelque chose de cathartique en temps de bouleversements ». Rien de nouveau, « dans la vague des printemps arabes, il y a eu énormément de productions humoristiques. Plein de personnages comme Bassem Youssef sont apparus. Même en Irak, au pire moment de la violence », développe-t-il.

Deux, trois habitués dans la salle

Chez les humoristes locaux, le retour de la guerre a clairsemé l’auditoire. Trois jours après la salle comble de Mo Amer, la soirée « seuls en scène » prévue par l’unique Comedy Club de Jordanie a pris des allures de « seuls en salle ». Avec une quinzaine de comédiens dans la petite pièce d’un café théâtre. Et deux, trois spectateurs habitués tout au plus. Depuis 2019, le club organise des ateliers et des scènes ouvertes pour « former le futur de l’humour » et « faire oublier le cliché des sourcils froncés des Jordaniens qui ne rient pas », dixit Yazan Ab Al Rous, cofondateur du Amman Comedy Club. Et la formule est un succès selon lui : « Une véritable cohésion s’est créée entre les stand-uppers. » Un peu moins avec le public ce soir-là.

Dans le nuage de fumée ambiant, les humoristes défilent les uns devant les autres. Ça ne vole pas bien haut. « Avant, j’avais des abdos. Maintenant, j’ai une bouée à la place, c’est plus pratique » ; des histoires de chiens hystériques ; gros succès pour l’autodérision de Mohammed, non-voyant : « La seule chose que j’aime c’est l’amour car il rend aveugle. » On rit fort pour soutenir les copains et oublier les chaises vides. Mais pas un mot sur Gaza. « Les gens viennent ici pour déconnecter pendant une heure et ne rien faire d’autre que rire. On ne veut pas parler uniquement de la Palestine, on n'est pas là pour être des activistes politiques », justifie le patron des lieux. Loin donc de Bassem Youssef et de l’humour qui dénonce.

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Omar Adnan Abdallat, caricaturiste, tente de repousser la censure. © Julie Lescarmontier

Quoiqu’il y ait une exception : Hosne. Enfant d’une réfugiée de la Naksa (exode de quelque 300 000 Palestiniens après la guerre des Six Jours en 1967), il a grandi dans l’un des camps de Jordanie. Parler de lui, c’est parler de « tout ça ». « Pour moi, le retour de la guerre a tout changé dans ma vie, mais rien dans mon travail », raconte le comédien de 27 ans qui a toujours rit de son enfance et de ses origines. Ironie tragique : « Aujourd’hui, ça marche encore mieux avec l’actualité », dit-il.

La caricature pour défier la censure

Mais un regret demeure. Le public n’est pas là pour l’écouter. En ça, il jalouse les Libanais et leur humour « beaucoup plus libre » qui attire du monde. « En Jordanie, on peut rire de tout mais il y a des limites », assure l’humoriste, semblant presque passer à côté du paradoxe de la phrase. Les trois lignes rouges – la monarchie, la religion et le sexe – contraignent fortement l’expression dans le pays (à la 132e place sur 180 dans le classement Reporters sans frontières sur la liberté de la presse en 2024). L’humour s’en trouve aseptisé, vidé de son piquant par des interdits moraux et politiques.

« La censure n’est pas une ligne claire. Et moins elle est claire, plus elle est forte, car c’est l’autocensure qui prend le relais », explicite Simon Dubois de l’Ifpo. En vérité, seul le délit d’atteinte à la figure royale est inscrit dans la loi. En juillet dernier, le site satirique Al Hudood, sorte de Gorafi jordanien, a été bloqué par l’État après la publication d’une caricature moquant le mariage du prince Hussein. Pour la religion et le sexe, rien ne l’interdit dans le texte. Une épée de Damoclès morale en clair. Et le patron du Comedy Club ne s’en cache pas : « Ici, la religion n’est même pas un sujet. » Sans regret.

Tous les jours, dans son atelier façon chambre d’ado fan de Star Wars, le dessinateur politique et marionnettiste Omar Adnan Abdallat tente, lui, de combattre ces limites. « Avec les lignes rouges, on ne peut pas être direct. Je suis obligé de passer par des symboles », raconte l’artiste qui utilise parfois un dessin de chat en surpoids pour moquer le roi. « J’ai été plus offensif et plus direct mais, avec le temps, je sens que je suis en danger. Je ne veux pas être étiqueté en ennemi de la société. » Un dernier souffle de résistance par l’humour qui tente de survivre depuis la fin des Printemps arabes. Mais le retour de la guerre ne risque pas de le renforcer. « Ces derniers mois, je ne travaille plus beaucoup sur des projets sarcastiques. J’essaie de rire de certaines décisions américaines mais le but n’est pas d’offenser qui que ce soit », tranche le dessinateur en reposant son stylet.

Julie Lescarmontier

Santé mentale : « J’ai un patient qui n’allait même plus faire ses courses »

La guerre à Gaza a mis un gros coup au moral des Jordaniens. Le psychologue Moh’d Shoqeirat, membre de l’association des psychologues de Jordanie, raconte les conséquences du conflit sur la santé mentale de la population.

Quels symptômes avez-vous vu apparaître chez vos patients ?

Moh’d Shoqeirat : Ce qu’il s’est passé après le 7 octobre a lourdement affecté la santé mentale des Jordaniens. La hotline de l’association a été saturée d’appels. D’un coup, nous avons été confrontés à beaucoup de patients avec des problèmes de sommeil, d’alimentation et de socialisation. J’ai un patient qui a recommencé à fumer, qui n’allait plus faire ses courses : il était branché toute la journée sur les informations. Il y en a aussi qui annulent des événements car ils se sentent coupables de célébrer alors que leurs proches vivent une guerre.

Quelles sont les pathologies les plus récurrentes et comment s’expliquent-elles ?

Moh’d Shoqeirat : Le trouble le plus fréquent et le plus caractéristique est le stress post-traumatique. C’est l’effet d’un choc après un événement traumatisant. En Jordanie, ce choc est renforcé par un sentiment d’impuissance. Certains patients sont prêts à partir à la guerre mais ne le peuvent pas. C’est très difficile de raisonner ce type de comportement.

Des symptômes d’anxiété se développent aussi dans cette période de forte incertitude. Comme pendant la période du Covid-19, les gens ne savent pas ce qu'il se passe, ils n’arrivent plus à se projeter.

Qui sont les personnes les plus affectées ?

Moh’d Shoqeirat : Parmi mes patients, ceux qui ont de la famille ou des amis à Gaza ont été les plus affectés. Ceux qui ne sont pas au cœur des événements sont aussi touchés, mais pour beaucoup par le biais des informations relayées par les médias. Et ça touche même des personnes en dehors du Moyen-Orient. Même si elles ne sont pas directement concernées, leur santé mentale est affectée.

Propos recueillis par Julie Lescarmontier

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