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La Jordanie fourmille de sites archéologiques, comme la cité antique de Pétra. Mais le désintérêt local pour le patrimoine et le poids du tourisme nuisent à ces trésors historiques.

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À Pétra, l'un des 100 000 sites archéologiques de Jordanie, des fouilles sont toujours en cours. © Mina Peltier

Décembre 2023 : un incendie au cœur de Pétra détruit trente années de trouvailles archéologiques. La consternation demeure chez Thibaud Fournet, actuellement en fouilles dans la célèbre cité antique. La réponse du Parc archéologique de Pétra (PAP) lui reste coincée en travers de la gorge. « Vous avez toujours vos brouettes, où est le problème ? », lui aurait lancé l’institution indépendante, qui gère l’exploitation de la cité vieille de 2 000 ans. Si des Bédouins du village d’Uum Sayhoun, caché derrière les montagnes du site, ont été jugés et emprisonnés, pas un mot dans la presse locale. Le PAP refuse même de s’exprimer sur l’incident.

Parmi les sept archéologues franco-belges en mission de fouilles autour du temple Qasr al-Bint de Pétra, construit par les Nabatéens au Ier siècle, on préfère ne pas s’épancher sur l’épisode. « À quoi bon ? se lamente Thibaud Fournet, rattaché au CNRS. Le PAP ne comprend pas ce qui vient de disparaître. Pour eux, seul compte le nombre de visiteurs et ce qu’ils rapportent. L’antiquité est leur planche à billets mais nos fouilles les ennuient : c’est de la terre remuée et des sites excavés à entretenir en plus. »

Assis sur un tronçon de colonne antique sorti de terre la veille, il pointe du doigt le temple qui couvre de son ombre les « sondages » – les trous de fouilles. « Ça fait cinq ans qu’on prévient le PAP que le mur est en train de s’effondrer. » Comme si elle l’entendait, une corniche le nargue, penchée dans le vide. En Jordanie, l’histoire est partout. « Chaque période de l’humanité a laissé sa trace, depuis la préhistoire », s’enorgueillit le Département des Antiquités (DoA), qui accorde chaque permis de fouilles dans le pays.

Occidentaux et jordaniens travaillent ensemble. © Mina Peltier

« Pétra, c’était les Champs-Élysées »

Les Occidentaux présents depuis les années 1920 se sont longtemps concentrés sur leurs périodes de prédilection, l’Antiquité romaine et la période biblique. Les Jordaniens ont, eux, tendance à se tourner vers les vestiges de la période islamique (VIIe-XIIIe siècles), seulement étudiée à partir des années 1990. Aujourd’hui, ils sont des centaines chaque week-end à arpenter le château médiéval d’Ajloun, au nord d'Amman. Les plus de 100 000 sites archéologiques de Jordanie sont une manne touristique pour le pays, dont 12 % du PIB dépend directement. Plus de 90 % des visiteurs sont occidentaux, attirés autant par la merveille qu’est Pétra que par les témoignages de l’occupation romaine et chrétienne de ces territoires bibliques.

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En Jordanie, 12 % du PIB dépend du tourisme, et plus de 90 % des visiteurs sont occidentaux. © Mina Peltier

Quatre millions de touristes affluaient dans le pays avant le Covid-19, soit près de 7 000 personnes par jour. L’année 2023 avait permis d’en attirer à nouveau la moitié ; la guerre à Gaza, à 150 kilomètres de là, a provoqué un nouvel effondrement… Un calme qui n’est pas pour déplaire aux scientifiques. « Pétra, c’était les Champs-Élysées, se souvient Laurent Tholbecq, l’archéologue belge qui chapeaute les fouilles autour du temple nabatéen. Pour nous, c’est plus simple de travailler sans ces milliers de touristes. Mais les gestionnaires du parc paniquent : ils perdent de l’argent. » Au DoA, on évoque une « phase de transition ». L’instance gouvernementale, rattachée au ministère du Tourisme et des Antiquités (qui n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet), souhaite renforcer une archéologie touristique plutôt que scientifique. La centaine de missions de recherche approuvées avant 2020 est réduite à une soixantaine en 2023. « Un frein à la connaissance archéologique », pointe du doigt Julie Bonnéric, responsable de cette discipline à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) d’Amman.

Des fouilles archéologiques, trop peu pour les étudiants

Le DoA approuve plutôt les missions de préservation de sites. Mais celles-ci sont plus onéreuses. « À choisir, nous préférons la production de connaissances via des excavations, confie la spécialiste de la période islamique. On ne peut pas suivre leurs ambitions. » D’autant que les budgets alloués par le ministère français des Affaires étrangères sont faméliques : 20 000 euros par an – « cela ne couvre qu’un mois de fouilles » – dont 4 000 euros nécessaires à l’acquittement du permis obligatoire remis par le DoA. « Préserver, d’accord. Mais comment faire quand chaque site est pillé et vandalisé ? » L’archéologue jordanien Fouad Hourani est scandalisé par la dissonance du discours gouvernemental face à la réalité qu’il observe sur le terrain. Formé à l’université Panthéon-Sorbonne dans les années 1960, il enseigne depuis quinze ans la théorie de l’archéologie du Proche-Orient à l’Université de Jordanie (Amman). Chaque année, une soixantaine d’étudiants suivent ses cours. Depuis toujours il entend parler de légendes sur des « kilos d’or » enfouis dans le sable, de la bouche même de ses élèves.

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Sur les sites de recherche, les scientifiques sont confrontés au pillage des trouvailles. © Mina Peltier

Il se souvient d’une fin de journée dans le nord du pays, près d’Irbid, où il fouillait avec son équipe, au début des années 2000. « Seul sur le site, je finissais le croquis d’une porte nabatéenne. Une ombre m’a recouvert. Un homme se tenait au-dessus de moi, sur un pan de mur. Il m’a supplié de lui dire pourquoi j’étais là. Alors j’ai expliqué ce que nous avions découvert. Il ne m’a pas cru : “Mon grand-père nous racontait qu’ici pleuvait de l’or”. Le lendemain, les murs et la porte étaient creusés de trous béants », regrette-t-il. Chaque scientifique rencontré a une anecdote de ce type. « Une boucle d’oreille trouvée dans le sable devient le lendemain une tonne d’or cachée sous des ruines », confie Ghazi Higazi, contremaître jordanien employé pour les excavations à Pétra. Mais pour le docteur Fouad Hourani, le problème de respect des sites et d’appropriation patrimoniale est plus profond : « Les Jordaniens ne connaissent pas leur histoire. Ils ne l’apprennent pas à l’école et les ressources existantes sont transmises en anglais ou en français. Tout ça relève du tourisme pour Occidentaux selon eux, ils n’ont pas de sentiment d’appartenance. »

Il déplore d’ailleurs le peu d’intérêt de ses élèves pour les fouilles. Quand les chercheurs occidentaux arborent des vêtements techniques pour passer la journée les genoux et les mains dans la terre, ceux formés en Jordanie leur préfèrent « le costard trois pièces et les chaussures bien cirées ». Fouad Hourani ne compte plus les missions où ses étudiants refusaient de participer activement aux fouilles : « C’est en-dessous de leur statut social acquis grâce aux études. » À l’Ifpo comme au CNRS, tous ont eu affaire à ces jeunes diplômés qui n’ont besoin que d’un mois sur le terrain pour être considérés par leur université comme aptes à enseigner. Leur niveau de formation inquiète les archéologues comme les ambassades occidentales, d’autant que la Jordanie se targue de privilégier les missions locales, surtout en matière de conservation et valorisation des sites. Une vision nationale incompatible avec le système universitaire de formation des archéologues jordaniens, plus tournés vers l’ascension sociale que les explorations archéologiques.

Mina Peltier

 

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