Vous êtes ici

Le 7 Octobre a stoppé net l'afflux d’étrangers dans la zone protégée du désert de Wadi Rum, en Joradnie, où la population autochtone des Bédouins s'était de plus en plus sédentarisée pour répondre à une demande touristique exponentielle. Aujourd’hui, certains attendent le retour des visiteurs tandis que d’autres renouent avec leurs activités nomades ancestrales.

Salem, 31 ans, a acheté des moutons avec l'argent gagné grâce au tourisme. © Esther Suraud

Une vingtaine d’hommes de tous âges sont assis par terre dans un salon. Tous portent l’abaya, ample robe qui couvre l’ensemble du corps. Une théière isotherme et une cafetière traditionnelle trônent au centre de la pièce, dont sols et murs sont recouverts d’une moquette aux motifs couleur sable. Dans un silence presque absolu, un jeune homme se lève tous les quarts d’heure pour remplir les tasses. Les plus âgés consultent leur smartphone dernière génération ou se reposent. Au village de Wadi Rum, les Bédouins attendent que le temps passe.

Huit mois après le début de la guerre à Gaza, ces autochtones du Sud de la Jordanie n’ont plus d’activité. Certains sont retournés vivre dans le désert, d’autres sont restés au village. Les Bédouins représentent environ 10 % des onze millions d'habitants de la Jordanie. Sédentarisée dans les années 1980, une grande partie de la tribu musulmane des Zalablya dépend du tourisme, très développé dans cette zone protégée du Wadi Rum. Or, les visiteurs et visiteuses, inquiètes de la situation géopolitique, ont déserté la région. D’après l’Autorité chargée de la zone économique spéciale d’Aqaba (Aseza), entre mars 2023 et mars 2024, la fréquentation du site a chuté de 61 %.

Les rues du village, situé à l’entrée du désert, sont maintenant vides. Dans une ambiance morne, des maisons inachevées, une école, trois hôtels et quelques épiceries bordent la route goudronnée, recouverte par le sable. Les 2 000 habitants du patelin sont issus de la tribu des Zalablya, terme qui, par extension, est devenu leur nom de famille. La légende raconte qu’un ancêtre allait acheter de la nourriture en Palestine, à dos de dromadaire, et avait ramené cette pâtisserie frite, zalablya, qui lui a valu le surnom d’Abou Zalablya.

« La plupart des gens ici n’épargnent pas »

« Nous sommes tout le temps assis comme ça, à fumer la chicha et boire du thé, c’est la même chose chaque jour, pose Salem, 43 ans, adossé au mur de son salon. Toutes les crises nous affectent », regrette-t-il en évoquant l’instabilité dans la région et la pandémie de Covid-19. Propriétaire d’un camping touristique dans le désert depuis vingt-quatre ans, le Bédouin gagne habituellement 40 000 JOD (52 000 euros) par an.

Avant le 7 Octobre, il employait quatorze personnes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que six. « C’est plus difficile pour les guides qui travaillent au jour le jour », affirme-t-il en désignant les plus jeunes, installés autour de lui. Tous le sont depuis l’adolescence. Avec ses économies, Salem pense encore tenir quatre mois. Il s’estime chanceux : « La plupart des gens ici n’épargnent pas. » Pour s’en sortir, certains revendent leurs pick-ups, investissement indispensable à leur activité de guide touristique.

Tous et toutes font attention à leurs dépenses. « Nous n’achetons plus de jouets aux enfants et nous adaptons notre alimentation avec des produits moins chers », explique Atyqa, mariée à un guide et artisane dans l’atelier du village. Moins visibles et isolées dans leur foyer, seules quelques femmes comme elle participent à l’économie locale en vendant bijoux et chameaux découpés dans des canettes aux voyageurs et voyageuses. Avant la guerre, elles étaient dix à y travailler tous les jours. Depuis, elles se relaient pour n’être que deux. Atyqa, 30 ans, souhaite à ses cinq enfants de quitter Wadi Rum pour travailler. Pourtant, rares sont les jeunes à partir.

À 18 ans, Sultan y pense. Guide depuis trois ans, le jeune homme est élève dans l’école du village. L’année prochaine, il espère étudier à l’université d’Aqaba, 70 kilomètres plus loin, dans le sud du pays. Conscient de l’instabilité économique, il se dit prêt à quitter Wadi Rum. Avec, toujours, le tourisme comme horizon : « Pourquoi pas travailler au ministère, pour aider ma famille. » Mais dans l’idéal, le jeune Bédouin aimerait rester dans le désert, terre de ses ancêtres.

Le désert comme maison

Au village, Moussa se sent « comme en prison ». Mais pour son activité, le guide de 32 ans doit y habiter. La connexion internet lui permet de gérer les réservations et ses réseaux sociaux. Ce travail, il le trouve stressant, mais l’apprécie quand même : « Je rencontre des gens venus de partout dans le monde et je leur partage ma culture bédouine. Même si nous faisons le même programme tous les jours, parfois, j’ai l’impression que c’est comme la première fois. » Il espère tout de même qu’un jour, il pourra retourner habiter, comme d’autres, dans le désert. En attendant, il rend souvent visite à ses amis.

Outil de travail pour les guides bédouins comme Moussa, le téléphone sert aussi à faire passer le temps. © Clara Grouzis

« Yallah ! » Au volant de son pick-up Toyota, le Bédouin quitte la bourgade pour s'enfoncer dans l’étendue de sable ocre. Le foulard traditionnel, le hattah, noué sur la tête, abaya blanc immaculé et barbe taillée au millimètre, Moussa fait monter le compteur à 100 km/h. Au rythme de la musique bédouine à fond dans les hauts-parleurs, il frappe des mains, sourire scotché au visage. Il est chez lui. « Chaque montagne a un nom, c’est plus simple pour se repérer, explique le fils du juge de la tribu, en désignant les spectaculaires falaises couleur argile. Le désert a quelque chose de spécial. »

En ce mois de mai habituellement très prisé, seulement une poignée de touristes foulent les décors incontournables du film Lawrence d’Arabie. Collés aux flancs des montagnes, les campings sont vides. La vingtaine de tentes sommaires dans lesquelles Moussa accueille ses hôtes n’y échappe pas. « Si on a un ou deux groupes de touristes par mois, c’est mieux que rien », songe le trentenaire. Il faut s’enfoncer plus loin dans le désert pour rencontrer les autres Bédouins, ceux qui ont renoncé au tourisme.

L’élevage pour pallier la crise

En suivant les traces laissées dans le sable, le décor change, plus vert et plus vallonné. Le sable ocre, jonché de buissons secs, prend des tons beiges. Un silence absolu emplit les tympans. Troupeaux de chameaux, moutons et chèvres broutent auprès de leurs propriétaires. L’élevage est l’activité ancestrale des Bédouins nomades : vente de produits laitiers, de viande et commerce de bêtes sont leur gagne-pain. Plus loin dans le désert, certains n’ont pas renoncé à ce mode de vie et, pour pallier la chute du nombre d’étrangers et d’étrangères, ils sont de plus en plus nombreux à y retourner. « Maintenant, les gens ont compris qu’ils ne pouvaient pas dépendre seulement du tourisme », explique Moussa.

C’est le cas de Salem, « le berger le plus connu de tous les Bédouins », plaisante son ami. À « 31 ans et quelque chose », 174 000 abonnés sur Instagram, il a dépensé les dinars jordaniens économisés de son activité de guide pour acheter des moutons. Il en possède désormais une quarantaine et les suit chaque jour au volant de son pick-up pour les emmener pâturer. Chevelure longue et lisse, hattah autour du cou, Salem ne passe pas inaperçu. « Si je vais à Amman, ils me trouveront bizarre et penseront que je viens d’un siècle en arrière », s’amuse le berger-influenceur.

Pour lui, accueillir des visiteurs n’est pas incompatible avec son identité bédouine, au contraire. « Montrer notre culture permet de ne pas la perdre », insiste celui qui espère le retour des touristes. Sur les réseaux sociaux, il partage régulièrement des photos et vidéos de sa vie dans le désert, au milieu des animaux. Il utilise la technologie pour promouvoir la tradition ; celle qui rassemble tous les Bédouins de Wadi Rum.

« Il y a quelque chose qui me retient dans le désert »

À quelques kilomètres de là, dans une tente bédouine typique, des hommes partagent le thé et la chicha autour du feu. Ils reproduisent les bruits entendus dans le ciel la nuit précédente, ce qu’ils supposent être des missiles provenant du Yémen en direction d’Israël. Depuis le 7 Octobre, ils sont une vingtaine à vivre sur ce campement : les fils sont revenus près de leur mère pour faire pâturer les bêtes. Les femmes, qui vivent dans une tente voisine, s’occupent de la traite et de la fabrication du fromage. Tenues à l’écart des discussions masculines, elles tiennent le foyer, cuisinent et mangent les restes du repas des hommes.

Après avoir terminé sa journée de travail, Saleh se joint aux autres autour du feu. Le Bédouin de 25 ans a définitivement arrêté son métier de guide pour se consacrer au commerce des moutons et des chèvres. « Avec 200 moutons, je gagnerais la même chose qu’en étant guide, soit 30 000 à 40 000 JOD par an », explique-t-il, entre deux gorgées de thé sucré.

Il prévoit d’acheter 50 moutons après l’Aïd Al-Adha, fête musulmane qui a lieu le 17 juin, pour atteindre les 200 bêtes d’ici l’an prochain. Le jeune homme se projette dans le métier de ses grands-parents, qu’il pratique aujourd’hui comme un semi-nomade. Le campement est déplacé près de cinq fois dans l’année, au gré des sources et de la verdure.

Le guide reconverti en berger est catégorique : pas question de revenir en arrière. Et encore moins de partir. « Il y a quelque chose qui me retient dans le désert, assure le jeune homme. Je ne pense jamais à l’ailleurs. » La chute du tourisme lui a permis de renouer avec ses traditions. Même s’il gagnait à la loterie, Saleh continuerait de s’occuper de ses moutons et de ses chèvres. Il sourit, « ici, c’est notre meilleure vie ».

Clara Grouzis
Esther Suraud
avec Rami Jaber

 

Sommaire Jordanie

Imprimer la page