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De la Nakba à Gaza, les exilés palestiniens à Amman ont un point commun : l’attachement à leur terre d’origine. Les guerres israéliennes ont créé au fil des décennies des millions de réfugiés, en Jordanie, plus d’un habitant sur deux est Palestinien.

Adolescent et mutilé dans un bombardement, son rêve est devenu « impossible »

Les reporters télé du Cuej sont les premiers journalistes étrangers que ce Gazaoui de 14 ans rencontre. C’est dans le hall d’un hôtel d’Amman qu’ils se retrouvent après avoir arrangé la visite avec l’oncle de l’ado. D’abord timide, Ali* finit par s’ouvrir et livrer un témoignage poignant. Il est l’un des rares à avoir été évacué de Gaza ces derniers mois pour être soigné en Jordanie. L’adolescent a perdu deux jambes et un bras dans un bombardement. « C’est grâce à Dieu que je suis là aujourd’hui », garantit le garçon, dont la bonne humeur contraste avec le récit. S’il a pu être soigné dans le royaume hachémite, c’est grâce à un appel relayé par sa cousine, très suivie sur Instagram, et qui est devenu viral. Ali rêvait de devenir ingénieur, mais imagine aujourd’hui ce destin « impossible » à cause de ses blessures. Les sessions avec un psychologue et les séances de kiné rythment désormais son quotidien, loin de sa mère soignée au Qatar. Terrassé par une guerre qui le dépasse, l’adolescent fan du Real Madrid et de jeux vidéo n’a qu’une seule volonté, retourner à Gaza, « sa maison ».

Anis Boukerna
Jade Lacroix
Juliette Nichols
Loïc Germain

*Le prénom a été modifié

Nassim Al-Laham, 60 ans, restaurateur dans un camp de réfugiés : « Je n’oublierai pas ma terre et ma patrie »

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Nassim Al-Laham s'est installé dans le camp de Jabal Al-Hussein en 1967, il avait 3 ans. © Jean Lebreton

Au fond de son restaurant, Nassim Al-Laham gère ses affaires. Il n’avait que 3 ans en 1967, lorsqu’il s’est installé avec sa famille dans le camp de réfugiés de Jabal Al-Hussein. « La Jordanie est comme l’étreinte chaleureuse d’une mère sur ses enfants », poétise-t-il pour décrire la proximité entre Jordaniens et Palestiniens. Un Coran trône sur son bureau, signe de sa dévotion à Dieu et à la Palestine. « Je n’oublierai pas ma terre et ma patrie, le paradis de Dieu sur Terre. » Si Nassim, avec sa barbe passée à la tondeuse et son polo à manches courtes, n’a pas l’allure d’un prêcheur radical, il porte un discours guerrier à l’égard d’Israël. Son opinion est pétrie d’imprécations religieuses et d’indignations géopolitiques. « Le monde entier combat notre peuple, avec des armes américaines et britanniques. Imaginez qu’une bombe de deux tonnes soit larguée sur Paris ! » dit-il pour ­comparer les massacres en cours à Gaza. Et le même d’ajouter pour qualifier ses ennemis : « Americans, killers ! British, killers ! French, killers ! »

Jana Hicham Al-ali, 18 ans, une Palestino-Jordanienne engagée : « Mon combat a commencé le jour de ma naissance »

« Écoeurée. » C’est le mot qui revient en boucle chez Jana, 18 ans, lorsqu’elle évoque le sort des Palestiniens, que ce soit les Gazaouis tombant sous les bombes ou les Cisjordaniens victimes de la colonisation. Depuis le début de la guerre à Gaza, elle est de toutes les manifestations. « Ici, en Jordanie, on ne peut pas faire beaucoup plus que manifester et boycotter. Mais rien ne changera si on n’y croit pas », clame la jeune femme. Tous dans sa famille sont Palestiniens. Née en Jordanie, elle est de la troisième génération depuis la Nakba (« catastrophe » en arabe), l’exode du peuple palestinien à la création d’Israël en 1948. Celle qui est graphiste sur les réseaux sociaux a grandi dans un milieu où « le droit de [son] peuple à vivre sur [sa] terre » est une cause sacrée. « Mon combat a commencé le 9 avril 2006... le jour de ma naissance. » Pas question pour autant de haïr les Israéliens sans distinction. Son rêve, c’est celui d’une Palestine où musulmans, juifs et chrétiens cohabiteraient en paix. « Cette terre est très importante pour nos trois religions. » Dans ses illustrations, elle n’hésite pas à ajouter de petits détails comme des pastèques, symbole utilisé par la jeunesse pour rappeler les couleurs du drapeau palestinien.

Jean Lebreton

 

Ihsan Khader, 33 ans, originaire de Naplouse : « J’ai senti comme une boule de feu »

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Ihsan Khader encourage l'équipe d'Al-Wehdat, le club des Palestiniens de Jordanie. © Baptiste Huguet

Dans les tribunes du stade international d’Amman, Ihsan encourage l'équipe d'Al-Wehdat, son club de foot favori, celui des Palestiniens de Jordanie. Réfugié à Amman depuis dix ans, sa vie a basculé le 25 novembre 2013. Ce jour-là, alors âgé de 22 ans et résident à Naplouse, le jeune homme rejoint ses amis dans la région de Bethléem pour une partie de cartes. Le calme règne lorsque leur petit paradis se déchire sous les balles de soldats israéliens : « Je me souviens seulement que j’avais une bouteille d’eau devant moi et que j’ai senti comme une boule de feu », se remémore Ihsan. Laissé pour mort, en train de se vider de son sang pendant quarante-cinq minutes, le jeune Palestinien dit se réveiller vingt-et-un jours plus tard en soins intensifs. Il apprend que son ami, activement recherché par les forces d’occupation israéliennes, a succombé aux tirs. L’autre a perdu l’usage d’un œil et d’une jambe.

Condamné à six mois de prison par contumace, Ihsan fuit en Jordanie. Si ce départ représente à ses yeux « une très grande chance », le trentenaire vit la précarité à Amman. Privé de sa famille et sans emploi, dans un pays au coût de la vie élevé, Ihsan rêve aujourd’hui d’un nouveau départ au Canada. En attente d’un visa, il espère rattraper ses « années perdues ».

Baptiste Huguet

Hossam Al-Afghani, 48 ans, commerçant et descendant de Palestinien : « Le passé, c’est le passé »

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La famille de Hossam Al-Afghani a ouvert son premier magasin en 1870 en Palestine. © Jade Lacroix

Derrière le comptoir de sa boutique d’artisanat, Hossam Al-Afghani décroche une gravure. Les différents clichés retracent l’implantation des échoppes familiales sur plusieurs décennies. Du premier magasin à Jaffa (ville maintenant rattachée à Tel Aviv) en 1870 à la fuite en Jordanie en 1948 lors de la création d’Israël, la famille du commerçant a toujours vécu au rythme du conflit israélo-palestinien. Pourtant, celui qui a le « business dans le sang » relativise : « Le passé, c’est le passé, et de toute façon, je ne peux pas résoudre ce conflit. » À la tête d’un des huit magasins familiaux en Jordanie, il dit faire partie d’une génération qui « veut construire quelque chose de nouveau » en se distanciant de ses origines. « À la différence des autres qui se présentent d’abord comme Palestiniens, je ne veux pas me résumer à ça. » Hossam Al-Afghani est heureux dans son pays natal, et ne veut pas retourner dans une Palestine libérée et mythifiée où il devrait « tout recommencer à zéro ». Mais il n’est pas totalement indifférent à la guerre qui touche ses « frères » à Gaza. « J’ai l’impression de vivre moi aussi l’injustice qui les frappe. »

Jade Lacroix

Jamal, 30 ans, vendeur originaire de Gaza : « À part cette pièce et Dieu, je n'ai rien »

Jamal s’assoit pour discuter avec Yassine, son voisin octogénaire. Il a quitté il y a dix ans la bande de Gaza, laissant sa mère, ses frères et ses oncles. L’homme de 30 ans s’est installé près de l’artère principale du camp de Jabal Al-Hussein, pour vendre quelques antiquités. « De la camelote », ­ironise Yassine. En tant que Gazaoui, Jamal n’a pas été naturalisé comme le sont la plupart des Cisjordaniens en Jordanie.

Il n’a pas le droit de posséder un commerce. Dans sa main, une pièce à l’effigie du roi Hussein. « Tout ce que je possède est dans cette poche. À part ça et Dieu, je n’ai rien. » Le vendeur est aussi contraint de renouveler son laissez-passer tous les deux ans. « Les Cisjordaniens peuvent aller à l’étranger. Nous, nous avons l’interdiction de voyager, sauf autorisation spéciale. Le monde entier ne nous voit que comme des réfugiés... Mais nous voulons être bien plus considérés. »

Jean Lebreton

En tant que Gazaoui, Jamal n’a pas été naturalisé comme le sont la plupart des Cisjordaniens en Jordanie. © Jean Lebreton

Muhammad Abedabho, 78 ans, a vécu la Nakba : « J’apprends à mes descendants à aimer notre terre au quotidien, en paix »

Muhammad Abedabho a encore l'espoir de revenir sur ses terres palestiniennes. © Jean Lebreton

Costume bleu marine et moustache blanche taillée à la Brassens, le style élégant de Muhammad tranche avec son histoire familiale douloureuse. La Nakba, il l’a vécue en fil rouge toute sa vie. Le quasi octogénaire est arrivé en Jordanie en 1948, à 2 ans, avec son père et son frère. Après des années dans une terrible précarité, leur sort s’est amélioré petit à petit. « Sans l’aide de l’Office de secours de l’ONU pour les réfugiés de Palestine, nous n’aurions pas survécu, raconte-t-il. Ils nous ont fourni des écoles et de l’aide alimentaire. »

Malgré la mort tragique de son frère, emporté par la rougeole, ­Muhammad et son père ont continué leur reconstruction. Ils ont tous les deux été naturalisés Jordaniens comme tous les Palestiniens de Cisjordanie arrivés lors de la Nakba. Malgré son âge, il a encore l’espoir de revenir sur ses terres palestiniennes. « Je pourrais habiter dans une tente ou même un petit nid », rigole-t-il. En attendant, il tient à transmettre son amour de la Palestine à toute sa descendance. « Je leur apprends à aimer notre terre au quotidien, en paix. Mais je ne suis pas dupe. Je leur raconte aussi les douleurs et les souffrances endurées par notre peuple. Ils doivent comprendre que nous avons perdu notre terre ! » 

Jean Lebreton

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