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Dans les rues animées de la gare de Strasbourg, de nombreux SDF errent faute de mieux. L’hiver approchant, les rares places d’hébergement d’urgence sont prises d'assaut. Les habitants et les associations prennent le relais solidaire.

Assis en tailleur, cornet de frites à la main, Alain fait la manche. Ce sans domicile fixe s'installe chaque jour à l’embouchure de la rue du Maire-Kuss. Ses trente années dehors semblent imprimées sur son visage. Ça fait longtemps qu’il ne fait plus appel au 115. Pour lui, ces lieux d’accueil sont uniquement un moyen “d’éviter aux habitants de se retrouver face à un cadavre en ouvrant les volets”

Dans le quartier de la gare, la centaine de places d’hébergement d’urgence, réparties entre la rue du Rempart et la rue de Koenigshoffen, sont toutes pourvues. Depuis un an, les appels ont doublé à Strasbourg. Hamza, 24 ans, sans domicile fixe depuis sept mois, dénonce le système de roulement imposé.

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Après 30 ans à la rue, Alain mendie rue du Maire-Kuss. © Esther Suraud

Profil des demandes d'hébergement au 115 du Bas-Rhin en 2020 (Source SI-SIAO). © Rémi Casalis

Après avoir été hébergé six jours au quartier Gare, le jeune homme a été contraint de retourner à la rue avant de refaire une demande, restée sans réponse. Pour les profils comme Alain et Hamza, le Point accueil solidarité propose un abri de jour. Cette structure unique en France, initiative de la SNCF, accompagne depuis 1998 les précaires dans leurs démarches administratives.

La responsable, Michèle Boehm, se sent impuissante face à la prise en charge de ces personnes : “Là, on en est à se demander si on héberge celui qui n’a qu’un bras, celui qui est en fauteuil, ou celui qui est en chimio… Qui on prend ? C’est horrible.” Mehdi Bouzouad, président de l'association Ô cœur de la rue 67, multiplie de son côté les appels aux hôteliers du secteur. Il essaie de trouver des places, souvent en vain, aux sans-abris qu’il rencontre lors des maraudes.

“Ici, si un gars te dit qu’il n’a pas mangé depuis trois jours, c’est qu’il ne fait pas d’effort”

Les associations prennent le relais pour fournir vêtements et repas à ceux qui restent à la rue, faute de place. Michèle Boehm souligne cette entraide : “Ici, on risque de mourir de froid, mais on ne meurt pas de faim.”

Trois soirs par semaine, le bus de l’association Abribus stationne sur le parvis de la gare pour des distributions alimentaires. 450 repas sont servis en moyenne. Ce mois d'octobre marque un triste record de 700. Pour La fringale, antenne des Restos du cœur située rue du Rempart, ce sont 768 repas distribués.

Les sans-abris peuvent également compter sur les maraudes comme Coup d’bol ou Le bonheur d’un sourire, qui quadrillent chaque jour les rues du quartier. Une fois par semaine, les bénévoles d’Ô cœur de la rue 67, vont à la rencontre des précaires. Un itinéraire évolutif, qu’ils adaptent à l’approche du marché de Noël de Strasbourg. “Les SDF doivent quitter les rues empruntées par les touristes sous la pression des forces de l'ordre”, indique Mehdi Bouzouad.

Au-delà de la distribution alimentaire, c’est aussi l’occasion de créer des liens et de prendre en compte les besoins de chacun. “C’était bien une paire de chaussures en 42 qu’il te fallait ?”, demande Xavier à un homme emmitouflé dans une couverture le long du quai Saint-Jean.

Un peu plus loin, dans la rue du Maire-Kuss, les passants, valises à la main, pressent le pas. Enzo, Elie et Capsule, leur chien, sont assis sur un carton à proximité d’un distributeur de billets. Un emplacement de choix pour faire la manche.

Le jeune homme de 25 ans, bonnet vissé sur la tête, porte une barbe de trois jours et une doudoune chaude sur les épaules. Elie, 22 ans, a le visage rehaussé d’une frange brune et courte qui dénote de ses longueurs rousses.

Le couple est à la rue depuis plus de cinq ans. Lui, par convictions anarchistes, elle, par contrainte après avoir quitté le foyer familial. Ils ont arpenté les rues de Lyon, Metz ou encore Besançon, mais, selon eux, Strasbourg est la ville la plus accueillante. 

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Ô cœur de la rue 67 réalise une maraude. © Esther Suraud

"Nous essayons de faciliter le travail des associations"

“La mairie n’a aucune obligation légale à agir concernant les hébergements d’urgence, par contre, on le fait de manière volontaire.” Interrogée sur la situation actuelle des sans-abris, Floriane Varieras confirme l’engagement de la Ville en matière de coordination avec les associations. “Nous essayons de leur faciliter le travail, de faire en sorte que ce soit plus fluide”, confie l’adjointe à la mairie de Strasbourg, chargée des Solidarités.

Face à l’explosion des distributions alimentaires, Floriane Varieras partage l’inquiétude des associations : “La situation est tellement critique que personne ne sait vraiment comment faire. Vu l’augmentation du nombre de repas délivrés, c’est vertigineux.”

“Ici, si un gars te dit qu’il n’a pas mangé depuis trois jours, c’est qu’il ne fait pas d’effort”, pense le jeune homme. Le couple préfère acheter les aliments qu’il consomme, mais quand la manche n’est pas fructueuse - généralement 45 € en une journée - il se rabat sur l’une des maraudes. “Et si tu ne la trouves pas un jour, tu peux être sûr qu’il y en aura une autre le lendemain, même le dimanche”, lance Elie.

Capsule, poils bruns et museau blanc, n’est pas en reste. Tous les vendredis, les membres de l’association Gamelles pleines fournissent des croquettes. Les passants, eux aussi, se montrent généreux avec le chien. “Parfois, il mange plus que nous”, s’amuse Enzo.

Mobilisation citoyenne et entraide 

Une femme âgée se penche et leur tend une baguette de pain. Quelques minutes plus tard, un jeune homme en costume-cravate ne manque pas de les saluer. “Les gens nous connaissent”, raconte Enzo. Au cœur du quartier, une réelle entraide se dessine. “On va échanger notre monnaie chez le coiffeur, se réchauffer au kebab et le gérant de l’épicerie s’arrange toujours quand il nous manque quelques centimes”, poursuit-il.

La solidarité existe même entre les sans-logis. Les dons de nourriture sont réguliers : quand l’un d’entre eux a des restes, il n'hésite pas à les donner aux autres. C’est l'occasion de discuter et de se soutenir mutuellement. Le soir, Alain quitte son emplacement rue du Maire-Kuss pour aller à la rencontre de ses amis : “Au fond, c’est aussi un moyen de se maintenir en vie et de s’assurer que l’on est toujours là.” 

La mort reste omniprésente dans la rue et Guillaume Keller-Ruscher, président de l’association Grains de sable - Collectif des morts de la rue d’Alsace, en a fait son combat. Chaque année, le travailleur social comptabilise les sans-abris décédés dans l’espace public. Depuis janvier 2022, 24 ont péri à Strasbourg. “La rue détruit la santé, l’espérance de vie y est de 48 ans.” Alain a 48 ans. 

Rémi Casalis et Esther Suraud

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