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Cet ancien violoniste a évolué au sein du clergé jusqu’à en devenir le numéro deux. Ce conservateur proche de la Russie est pressenti pour en prendre la tête à la mort du patriarche Ilia II, âgé de 90 ans.

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Shio Mujiri bénit un fidèle lors de la procession de « la journée de la pureté familiale ». © Baptiste Candas 

Un frisson parcourt la foule lorsqu’un colosse de presque deux mètres pénètre dans la paroisse Saint-Georges-de-Kachvéti à Tbilissi. L’homme, la barbe longue et drue parfaitement taillée, se nomme Shio Mujiri, suppléant patriarcal depuis 2017. Numéro deux de l’Église orthodoxe géorgienne, il est pressenti pour en prendre la tête. Il assure déjà une grande partie des fonctions qui incombent au patriarche, Ilia II étant sur le déclin à 90 ans. 

Ce 17 mai 2023, Elizbar dit Shio Mujiri mène d’une allure altière la procession lors de la « journée de la pureté familiale », événement créé en 2014 par son institution. Au-dessus de la foule éclate sa voix grave et déterminée. Figé dans son sérieux, le suppléant patriarcal s'adresse à un auditoire suspendu à ses paroles : « Aujourd’hui, protection de la famille, protection du mariage traditionnel, protection de la vie : c’est un vrai combat pour les vrais droits de l’Homme, c’est un combat contre le mensonge, le mal et, véritablement, c’est un combat contre la culture de la mort. Il y a une tentative de détruire nos valeurs traditionnelles. » Comme chaque année, ils sont des milliers à avoir répondu à l’appel des évêques. Des drapeaux représentant un père, une mère, et leurs trois enfants sont distribués à profusion. Les manifestants les brandissent fièrement, affichant avec fougue leur attachement aux valeurs de la famille traditionnelle. 

Un ancien violoncelliste prometteur

Ses positions publiques, qui rangent Shio Mujiri dans la frange conservatrice de l’institution religieuse, n’empêchent pas le prêtre David Sharashenidze, « un ami de longue date », de le qualifier de « progressiste ». Ferait-il référence à l’ancienne vie de musicien du suppléant patriarcal, au temps où il était beaucoup plus ouvert et se faisait encore appeler par son prénom de naissance, Elizbar ? Si l’on en croit ceux qui l’ont côtoyé durant sa jeunesse, Shio Mujiri n’était pas prédestiné à embrasser la voie religieuse.

« Je dirigeais un orchestre de chambre étudiant que Shio a intégré, se remémore le professeur de violoncelle Shavleg Shilakadze dans un média local. Rapidement, il a réussi à se démarquer des autres jeunes de sa génération. » Dans la fleur de l’âge, le jeune homme intègre le Conservatoire de Tbilissi comme violoncelliste à la fin des années 1980, et sort diplômé en 1991. Pour son ancien enseignant, le chemin de l’élève semblait tout tracé : « Je pensais alors qu’Elizbar serait l’un des brillants représentants de l’école de violoncelle géorgienne. » Mais moins de deux ans plus tard, il devient le moine Shio. 

« La situation a évolué de manière très négative », selon Gocha Mirtskhulava, journaliste et théologien. Comment expliquer ce basculement ? « Mujiri a eu une période de dépression. Tout le monde lui a dit d’aller à l’église - on dit toujours ça en Géorgie quand quelque chose de grave arrive - de se purifier, de se vider la tête, raconte le rédacteur en chef de Nation Georgia. C’est après cela qu’il a choisi cette voie. » L’ancien violoncelliste passe alors par plusieurs instituts de théologie, d’abord à Batoumi, ville balnéaire à l’ouest de la Géorgie, puis à Moscou, comme la moitié du Saint-Synode géorgien. 

Une nomination « absolument pas canonique »

Nommé évêque en 2003 et poursuivant ses allers-retours en Russie, Shio Mujiri s’impose peu à peu dans l’Église géorgienne, jusqu’à devenir le suppléant d’Ilia II. Le patriarche en fait plus précisément son locum tenens, c'est-à-dire son remplaçant temporaire pendant 40 jours après sa mort ou démission, le temps de la transition. Une décision décriée même en interne, selon des documents publiés par plusieurs médias locaux, car elle aurait été prise en sous-main par Moscou. 

Cette nomination « n'est absolument pas canonique, estime Gocha Mirtskhulava. Elle viole les résolutions du Conseil de l'Église mondiale [qui prévoit les règles de succession de celle de Géorgie, ndlr] ». Le théologien raconte qu’en septembre 2017, le responsable des affaires étrangères de l'Église orthodoxe russe, le métropolite Hilarion Alfeyev, est venu en Géorgie rencontrer le patriarche. « Cela prouve que la nomination de Shio a été décidée par l'Église orthodoxe russe, alors que son patriarche doit être élu par le Synode national », juge-t-il. 

Shio Mujiri aurait été préparé à devenir l’héritier d’Ilia II dès son départ à Moscou, où il s’est formé. Son enfance à Batoumi aurait joué un rôle décisif dans cette décision. C’est dans cette ville qu’il a rencontré le richissime Levan Vasadze, l’un des penseurs et faiseurs d’opinions conservateurs les plus populaires en Géorgie, connu pour ses positions homophobes. Le 5 juillet 2021, le mouvement ERI (pour Unité, Essence, Espoir en géorgien) qu’il a fondé, a participé aux importantes violences perpétrées à l’encontre de militants LGBT+ et de journalistes à Tbilissi. 

« Levan Vasadze est très proche d’Alexandre Guelievitch Douguine, un des idéologues de l'Église russe connu pour ses positions ultra-nationalistes et néofascistes [Il promeut également l'impérialisme russe et son expansionnisme militaire, ndlr]. Lui et Shio sont des amis inséparables », soutient Gocha Mirtskhulava. Cette amitié se traduit par des cadeaux du multimillionnaire, qui a fait fortune dans le vin, à l’Église de Géorgie, d’après le journaliste. Le chef du service des relations publiques du patriarcat Andria Jaghmaidze a ainsi été choisi pour diriger une des paroisses construites par Levan Vasadze. En conclusion, selon Gocha Mirtskhulava : « La direction politique de la Russie exerce une influence sur l'Église géorgienne par le biais de Vasadze et de Mujiri. »

L’influence russe de plus en plus visible

Isolé des autres Églises orthodoxes, y compris du patriarche œcuménique de Constantinople, Ilia II n’aurait d’autre choix que de coopérer étroitement avec la direction canonique russe. Une influence qui se reflète dans ses positions politiques, d’après les théologiens interrogés. Sur la question de la reconnaissance de l'indépendance de son homologue ukrainienne, « l’Église géorgienne aurait dû être la première », soutient le théologien Beka Mindiashvili. L’agression de Kiev par Moscou aurait pu pousser l’institution en ce sens, « mais au contraire, on voit que les ecclésiastiques et les hiérarques supérieurs attaquent l'Ukraine avec la rhétorique utilisée par la Russie », regrette-t-il. 

« Il n’y a aucune preuve de tout cela ! », dément Andria Jagmaidze, la voix officielle du patriarcat. Barbe et galure blancs, le prêtre, très proche de Shio Mujiri, monte au créneau : « Aujourd'hui, les personnalités politiques qui entretiennent des relations diplomatiques avec Moscou sont traitées d'agents russes. Le secrétaire du révérend Shio vit aux États-Unis depuis 30 ans. Pour une raison quelconque, personne ne l'accuse d'être un agent américain. » 

Sur la question de l’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne (UE), Andria Jagmaidze a sa propre vision des choses. D’un côté, il aime voir l'Europe comme « une diversité de nations caractérisées par leurs propres particularités, liées à la tradition et à l’histoire ». Cette conception permettrait au pays de garder sa propre identité, « comme la Hongrie ». Mais ce que le prêtre aime moins, « c’est la tendance à stériliser chaque nation, à l'amener à une certaine norme ». D’où le besoin, selon lui, d’organiser les journées de la pureté familiale et d’autres manifestations contre l’Occident.

Pour Gocha Mirtskhulava, « la Géorgie vit un moment très paradoxal ». D’une part, 80 % des Géorgiens disent vouloir adhérer à l'Union européenne et, d'autre part, la même proportion dit faire confiance à l'Église orthodoxe. Avec le choix de Shio Mujiri comme patriarche, « l'institution reste sous l'influence de la Russie et, par conséquent, les forces réactionnaires se renforcent », poursuit-il. Poussant la Géorgie sur le fil du rasoir, ce qui pourrait bien freiner son adhésion à l’UE.

Bapiste Candas

Theodore Laurent

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