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Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, tags et slogans anti-russes fleurissent à Tbilissi. Au Chacha time, un bar de la capitale où les russophones sont les bienvenus, les clients évoquent les difficultés qu'ils rencontrent au quotidien.

Le chacha, spécialité de la maison, n’a que peu d’adeptes ce soir-là. Cocktails et bières sont préférés à cette « vodka géorgienne », un marc de raisin traditionnel. Non loin de la place de la Liberté, la langue russe s’invite à de nombreuses tables. Le Chacha time est l’une de ces adresses « russian-friendly » de Tbilissi que s’échangent les russophones. Kostya, le patron, termine sa soirée avec un thé, en compagnie de deux amis, Katya et Sasha. Le couple est composé d’une Biélorusse et d’un Israélien. Autour de la petite table en bois, ils conversent en russe. À quelques mètres de là, un tag peint en lettres rouges s’étend le long d’un muret : « Russia is a terrorist state. »

Katya est Biélorusse, mais vit depuis ses 14 ans dans la capitale géorgienne. Loukachenko, le dictateur à la tête de son pays de naissance, est un allié de Poutine. Elle ressent un décalage avec la majorité des 100 000 nouveaux venus depuis le début de la guerre : « Avec l’afflux de Russes, j’ai l’impression de partager mon âme avec des gens qui ne respectent pas ce pays. » Selon la jeune femme, peu d’entre eux se soucient de la culture et de l’histoire locale, « notamment l’occupation en Abkhazie et en Ossétie ». De son côté, Kostya, un Géorgien qui a vécu en Ukraine, accueille bon nombre d’expatriés russes dans son bar, mais soutient que le lieu n’est pas un refuge pour « ceux qui vivent dans leur bulle ». Il commente : « Je trouve cela douteux de la part de certains de venir ici en disant qu’ils ne soutiennent pas la guerre, tout en continuant de travailler pour des entreprises russes et de payer leurs impôts là-bas. »

Au Chacha Time à Tbilissi, le bar collecte des dons pour l'Ukraine dans une jarre au comptoir. © Cyprien Durand-Morel

Des multiples violences verbales envers les russophones

À l’étage, Nika vient de déménager avec l’agence de mannequinat qui l’emploie : « J’ai eu plus de remarques négatives de mes amis restés à Moscou que de la part des Géorgiens. En tant que femme, je n’avais pour eux aucune raison valable de partir. » Elle sourit à Irakli, un Géorgien qui a vécu longtemps en Russie avec sa famille, et qu’elle a rencontré sur une application de dating. Ils parlent russe entre eux, même si Nika tente d’apprendre le géorgien. Des efforts qui provoquent des situations cocasses : « Je commence par “gamarjoba” [“bonjour” en géorgien, NDLR], puis les gens me parlent en anglais et la conversation se termine en russe. »

La réalité la rattrape parfois, notamment sur la question du logement. « Au début, j’ai contacté un Géorgien, mais il a voulu augmenter mon loyer dès qu’il a appris d'où je venais. » Anastasia, une autre cliente, reste elle marquée par la violence verbale. Journaliste de l’opposition, elle a fui après avoir reçu des menaces de mort il y a deux ans. À son arrivée, les mots « ruscism » (contraction de « Russe » et de « fascisme ») et « rashistka » (néologisme ukrainien insultant et intraduisible à destination des envahisseurs russes) lui étaient adressés dans la rue. Pour cette militante qui a tout quitté, se voir associer aux responsables de son exil a été dur. Désormais, elle se sent mieux accueillie et continue d’apprendre le géorgien. Au Chacha time, tout le monde comprend le message inscrit sur la jarre au comptoir : « Donations for Ukraine. »  

Tara Abeelack
Avec Muna Batchaeva

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