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À l'Institut Goethe de Tbilissi, le nombre d'inscrits a augmenté de 42 % entre 2012 et 2019. © Christina Genet

Avec la guerre en Ukraine, la dimension politique de l’enseignement du russe est exacerbée. Les jeunes Géorgiens sont partagés entre héritage culturel et rejet de la « langue de l’ennemi ».

Des lettres rondes et élégantes, face à une écriture angulaire et rectiligne. Sur les bancs des écoles géorgiennes, les enfants apprennent, dès 6 ans, deux alphabets : géorgien et latin. L’anglais y est obligatoire dès la première classe, l’équivalent du CP. À partir de 10 ans, les élèves doivent ensuite choisir une seconde langue étrangère, comme l’allemand ou le russe. Au milieu de ce tableau linguistique, la langue de Pouchkine semble indéboulonnable.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Mikheil Saakachvili en 2004, le gouvernement « mise sur l’enseignement des langues européennes pour se frayer le chemin vers l’occidentalisation », analyse Nino Kharazishvili, experte des langues étrangères en Géorgie. « Il faut savoir qu’il n’y a pas eu beaucoup de renouvellement dans le corps enseignant des écoles publiques depuis l’URSS. » D’autant qu’ils sont nombreux à continuer à exercer après la retraite, profitant de la possibilité de cumuler salaire et pension, dans un pays en pénurie de professeurs de langues occidentales. 

Un usage encore fréquent

« Connaître la langue de son ennemi. » Un adage bien courant en Géorgie, où l’occupation russe de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie ne passe pas. Ce dernier revient notamment sur les lèvres de Lia, femme au foyer de 60 ans, tiraillée quant à l’enseignement du russe.

Pour Nino Kharazishvili, il n’y a pas de doute : « Ce n’est pas par plaisir que les Géorgiens apprennent le russe, mais par besoin. » Loin d’être seulement utilisée par les expatriés russe, la langue slave reste omniprésente dans la nation caucasienne, russifiée dès le 19e siècle.

« La langue russe, j'essaye de l'oublier »

Valorisée sur les CV, elle est aussi visible dans les rayons des supermarchés. Dans le pays où Azéris, Arméniens et Ossètes cohabitent, sans forcément avoir appris le géorgien, le russe sert souvent de passerelle entre minorités ethniques. Impossible néanmoins de connaître la proportion de locuteurs russes. « Il n’existe pas de statistiques au sujet des langues parlées en Géorgie, elles ne sont pas considérées comme prioritaires », affirme Nino Kharazishvili. Contacté, le ministère de l’éducation n’a pas répondu à nos sollicitations.

« Parfois, les parents choisissent le russe pour leur enfant, malgré sa volonté », affirme Maia Chumburidze, professeure de première classe. Cette dernière observe un réel conflit générationnel quant au choix de l’apprentissage des langues étrangères au sein des familles. Gigi, 19 ans, a lui aussi appris le russe à l’école, contre son gré. Aujourd’hui, il essaie « d’oublier cette langue » et fait le choix de limiter ses interactions au géorgien et à l’anglais. À la maison, cette décision fait souvent débat. « Pour mes parents, il n’y a pas de lien entre l’occupant et la langue russe », explique l’étudiant géorgien, d’un ton exaspéré. 

Entre choix politique et économique

Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Université d’État de Tbilissi a enregistré une chute du nombre d’inscrits aux cours de russe, confirme Rusudan Dolidze, doyenne de la faculté des langues. « Les juristes étaient une centaine à apprendre le russe il y a deux ans, aujourd’hui ils ne sont plus que 25 », déplore-t-elle. Certains, comme Avto, 19 ans, restent malgré tout attachés à cet héritage culturel. « J’ai choisi d’apprendre le russe dès la maternelle. C’était avant la guerre de 2008, l’anglais n’était pas encore très ancré en Géorgie à l’époque. »

Le paysage linguistique des écoles géorgiennes s’est diversifié depuis. « Aujourd’hui, l’allemand est la troisième langue étrangère la plus enseignée, après l’anglais et le russe », constate Eka Kiladze-Gvinadze, de l’Institut Goethe de Tbilissi. Encore émergent, le chinois donne, lui aussi, l’espoir à de plus en plus de jeunes d’étudier à l’étranger. Pour Nino Kharazishvili, il n'y a pas de doute : « Le choix des langues européennes, c’est un choix politique. Celui du chinois, c’est surtout économique. »

Corentin Chabot-Agnesina
Christina Genet

Avec Salome Kashauri et Luka Tughushi

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