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Dans ce pays du Caucase, la riposte s’organise contre une Russie qui déploie librement ses relais médiatiques pour discréditer l’Occident.  

Dans la nuit du 7 mars 2023, des milliers de Géorgiens se rassemblent à Tbilissi devant le parlement pour protester contre la « loi russe », votée par le parti majoritaire Rêve géorgien. Le texte vise à stigmatiser les ONG occidentales en les forçant à s’enregistrer comme « agents de l’étranger ». Face à la résistance de l’opposition et de la société civile, le gouvernement retire sa loi, mais prépare sa riposte dans les médias privés contrôlés par ses alliés.

Dès le lendemain, la chaîne de télévision d’extrême droite Alt-Info assimile les manifestants à des émeutiers. Le bandeau indique : « Vandalisme au rassemblement des radicaux pro-Occident ». Le 12 mars, sur Imedi TV, chaîne de télévision pro-gouvernementale, l’homme d’affaires Vato Shakarishvili, fondateur du mouvement Georgia First, affirme que l’ambassade américaine a piloté la contestation. Le 13, dans une interview au site d’information La Géorgie et le monde, l’universitaire pro-russe Shota Apkaidze met en garde : « Le Kremlin suit avec attention cette tentative de coup d’État, dont l’objectif est d’ouvrir un second front contre la Russie. »

Armées de trolls et de bots

« Ces offensives médiatiques sont courantes en Géorgie », commente Ani Kistauri, salariée de la Media Development Foundation (MDF). Créée par des journalistes en 2008, l’ONG documente les failles du système médiatique géorgien. « Lorsque le gouvernement est en difficulté, explique la chercheuse, il mobilise ses alliés et soi-disant experts, lève des armées de trolls et de bots pour discréditer l’opposition et justifier son action. » Une instrumentalisation des médias très efficace dans un pays en 77e position du classement de la liberté de la presse réalisé par Reporters sans frontières. En cause : l’extrême polarisation de son paysage médiatique, où les patrons de presse ont un contrôle absolu sur la ligne éditoriale, et la multiplication des agressions de journalistes ces dernières années.

La chercheuse, spécialisée dans le fact checking, traque les informations mensongères ou trompeuses, propagées de manière coordonnée sur les réseaux sociaux, comme Facebook, de loin le plus populaire de Géorgie. Un partenariat conclu en 2020 entre la MDF et l’entreprise Meta, propriétaire de Facebook et Instagram, a permis d’épurer en partie les réseaux sociaux.
 

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Des étudiants de Tbilissi âgés de 18 à 30 ans assistent chaque semaine au cours d'éducation aux médias dans les locaux de la Media Development Foundation (MDF).  © Matei Danes

« Par exemple, en 2020, à six mois des élections législatives, nous avons aidé Meta à supprimer des centaines de pages et faux comptes liés à Koka Kandiashvili, ancien porte-parole du parti Rêve géorgien et actuel conseiller en communication du gouvernement. Certaines pages comptaient un million d’abonnés », explique Ani Kistauri. Plus récemment, la chercheuse a épinglé la page Facebook « In Reality », pilotée et financée par les communicants de Rêve géorgien pour promouvoir la politique gouvernementale, et alimentée par des fonctionnaires durant leurs heures de travail, malgré le devoir de réserve.

 

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Natia Kuprashvili, une des fondatrices de TOK TV, présente « Ce que Mouscou dit et montre » dans laquelle elle dissèque la propagande russe. © Mariam Kvavadze

 

Concurrencer Russia Today

Une autre vulnérabilité du public géorgien tient à la proportion de russophones dans le pays. Environ 15 % de la population est issue de minorités ne parlant pas géorgien, ce qui les amène à s’informer via des médias russes. Cette particularité rend la Géorgie perméable au soft power russe, juge Ani Kistauri. « Depuis l’invasion de l’Ukraine, la propagande russe s’est intensifiée, observe cette dernière. Les médias russes discréditent en permanence l’Ukraine et ses alliés occidentaux, instillent la peur et le rejet en affirmant, par exemple, que l’Occident cherche à promouvoir "l’agenda LGBT" en Géorgie. Cela permet à la Russie orthodoxe de se présenter en gardienne des traditions et en alternative à la décadence occidentale. »

Pour lutter contre l’influence des chaînes pro-Kremlin dans le pays, un média géorgien en langue russe s’est créé en 2017. La chaîne TOK TV, basée à Tbilissi et dans la région de Samtskhe-Javakheti, dont la moitié des 160 000 habitants sont Arméniens, entend concurrencer les médias russes comme Russia Today ou Sputnik Georgia. « Notre ambition est d’en finir avec les ghettos informationnels auxquels sont assignés les minorités de Géorgie », affirme la journaliste Natia Kuprashvili, l’une des fondatrices de TOK TV. « C’est malheureux de constater que le point commun entre un Arménien, un Azéri, un Abkhaze et un Sud-Ossète est que tous parlent russe, estime la journaliste. Nous nous sommes débarrassés de l’Union soviétique, mais la langue russe reste un vecteur de domination. »
 

Pour contrer cette influence, la chaîne, dont l’audience est estimée à 300 000 spectateurs réguliers, propose des informations régionales, nationales et internationales, ainsi que des programmes spécialisés, comme la série « Ce que Moscou dit et montre », où Natia Kuprashvili dissèque la propagande du Kremlin pour en exposer les ressorts. Un effort nécessaire, notamment en Samtskhe-Javakheti, juge-t-elle.

« Les minorités sont particulièrement vulnérables à la désinformation », avance-t-elle, en rappelant que la volonté d’adhésion à l’UE est notablement plus faible dans cette région que dans le reste de la Géorgie. « Moscou adapte ses discours de manière très fine pour les atteindre, en jouant sur leur faible intégration à la société géorgienne », observe la journaliste.

Les fake news font tache d’huile

« D’après nos études, la société géorgienne est très perméable à la désinformation et aux influences étrangères », commente Sandro Gigauri, qui travaille lui aussi à la MDF. Une vulnérabilité qui s’explique notamment par l’absence de tradition journalistique – ici, les médias les plus anciens datent de 1991, année de l’indépendance – et au fait qu’aucun média de référence n’a encore émergé. Ces dernières années, des médias anglophones comme Georgia Today, InterpressNews ou Civil Georgia gagnent en popularité, notamment auprès de la jeunesse éduquée, mais les principales sources d’information des Géorgiens restent des chaînes de télévision aux lignes éditoriales partisanes et des réseaux sociaux où tous les coups sont permis.

« La plupart des Géorgiens font totalement confiance aux informations relayées par leurs proches, regrette Sandro Gigauri. Les fake news font tache d’huile, surtout auprès des personnes âgées qui prennent tout ce qu’elles voient et lisent pour argent comptant. » Pour sensibiliser le public et enseigner les bons réflexes à adopter face aux informations suspectes, la MDF organise des sessions d’éducation aux médias. Dotée de moyens modestes, l’ONG a fait le choix de les proposer à des publics stratégiques. « Les professeurs des écoles, en premier lieu, explique le chercheur, car quand ils sont exposés à la désinformation, ils deviennent des relais auprès des jeunes. » Les étudiants sont l’autre public ciblé par la MDF, qui organise chaque samedi dans ses locaux des cours destinés à développer leur esprit critique et leurs capacités de fact checking.

Matei Danes
Avec Mariam Kvavadze

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