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Devenue la deuxième plus grande ville du pays en 20 ans, la cité côtière se veut la vitrine d’une Géorgie moderne. Mais sa transformation ne bénéficie pas à tous ses habitants.

Autour du grand boulevard qui longe la plage de galets de Batoumi, la faible houle de la mer Noire paraît plate face aux imposantes vagues de construction qui ont submergé la ville depuis 2004. Des gratte-ciels clinquants, de luxueux hôtels et plusieurs casinos surplombent des immeubles sinistrés aux façades décrépites qui peuplent la capitale de la région d’Adjarie, dans le sud-ouest de la Géorgie. Dans l’air flotte l’odeur agressive du terminal pétrolier sur laquelle est assise la ville.

Le boulevard de Batoumi longe la mer Noire sur 7 kilomètres. © Julien Rossignol

Située à proximité de la frontière turque, Batoumi a vu sa population augmenter de 46 % en 20 ans, devenant la deuxième ville du pays avec près de 180 000 habitants. Son paysage urbain contrasté est une relique de l’opération de chirurgie esthétique imposée par le gouvernement géorgien après l’arrivée au pouvoir de Mikheil Saakachvili en 2004. À cette époque, femmes et hommes politiques réformateurs se retrouvent aux commandes de l’État, le regard tourné vers l’Occident, où beaucoup ont effectué leurs études. Aspirant à redorer le blason des villes géorgiennes et à les dépecer de leurs vestiges soviétiques, le gouvernement a voulu faire de Batoumi un Las Vegas géorgien. 

La « fille » de Saakachvili

« Pour Saakachvili, Batoumi était une vitrine. C’était un moyen de gagner la confiance des Adjars, qui étaient très critiques face au changement de pouvoir après le départ d’Aslan Abachidze », analyse Malkhaz Chkadua, coordinateur de l’ONG Transparency International à Batoumi. L’Adjarie dispose du statut de république autonome. Elle a sa propre Constitution, ses organes exécutifs et législatifs, et son budget. Aslan Abachidze fut le président haut en couleur du gouvernement adjar de 1991 à 2004. Fortement opposé au pouvoir central, le dirigeant nourrissait l’espoir de mener sa région vers l’indépendance. Ses efforts furent contrariés après l’élection de Mikheil Saakachvili, qui l’a poussé à fuir vers la Russie.

« Miser sur le développement de Batoumi était aussi un signal aux deux territoires sécessionnistes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, pour leur montrer que rester dans le giron du pouvoir géorgien permettrait l’investissement et l’amélioration de leurs capitales, Soukhoumi et Tskhinvali, et de leur économie », détaille Malkhaz Chkadua. La ville que Mikheil Saakachvili appelait sa « fille » a fait l’objet d’une modernisation volontariste visible dans l’architecture choisie pour la construction de tours dignes de Dubaï. À l’entrée du boulevard de Batoumi, l’Alphabetic Tower est à la fois le symbole criard de ce projet, et d’un rejet de l’influence soviétique. Finalisée en 2012, la tour de métal et de verre en forme d’ADN est décorée de l’alphabet géorgien, comme pour alimenter un nationalisme en reconstruction.

Des complexes hôteliers comme l'Alliance Palace et le Marriott se sont implantés à Batoumi. © Julien Rossignol

La transformation de Batoumi comme plusieurs autres villes visait aussi à relancer l’économie et l’emploi en berne depuis la chute de l’Union soviétique. Dans cette optique, le gouvernement a adopté une politique ultra-libérale et mis en place un programme de privatisation des services de l’État générant 1,2 milliard d’euros. « De 2009 à 2012, le gouvernement central envoyait autour de 100 millions de laris [36 millions d’euros, ndlr] chaque année pour améliorer les infrastructures », relate Malkhaz Chkadua. Profitant de ce contexte, les investisseurs affluent vers l’Adjarie, qui enregistre en moyenne 109 millions d’euros d’investissements étrangers par an depuis 2009. L’activité induite par l’injection de ces capitaux a eu plusieurs effets positifs pour l’économie et pour les habitants de Batoumi. « Le gouvernement était pressé, il voulait obtenir un imaginaire et une dynamique de développement, que les gens allument la télé et voient sur les cinq chaînes nationales que Saakachvili ouvre des usines, de nouveaux hôtels, ou des écoles à Batoumi, comme à Anaklia ou à Telavi [deux autres villes géorgiennes visées par cette politique de modernisation, ndlr] », commente Malkhaz Chkadua.

Le pari du tourisme

Les secteurs du bâtiment et du tourisme étaient vus par l’État comme les moyens principaux pour assurer la croissance du pays. L’emplacement de Batoumi sur la mer Noire permettait d’y implanter une station balnéaire. Les efforts en ce sens ont payé, et se reflètent dans l’augmentation du nombre d’hôtels et de touristes. Une dizaine de casinos se sont aussi installés. Ils attirent un large public venu de Turquie, où les jeux d’argent sont illégaux. En mai, la ville n’a toutefois pas le panache flamboyant que lui prêtent prospectus et cartes postales. Sur la plage grise, les rares promeneurs doivent cohabiter avec un tractopelle à la manœuvre pour lisser le sol. Les manèges de foire grinçants alignés sur le boulevard de Batoumi donnent l’impression d’un parc d’attraction désaffecté. Le silence pesant est brisé çà et là par des rabatteurs qui tentent de convaincre quelques passants de s’essayer au parapente de mer. Summum de ce panorama glauque : les bars de plage sont délabrés, faute d’entretien hors de la période estivale. Difficile d’imaginer les soirées chaudes qui ont animé le Beach Club. Il n’abrite plus que des piles de transats en plastique sale baignant dans l’odeur d’urine, et une piscine à l’eau noire et vaseuse.

LEGENDE

Le nombre de touristes a été multiplié par 7 à Batoumi entre 2010 et 2019, mais l'été concentre la majorité de l'activité touristique. © Julien Rossignol

L’Adjarie continue de miser sur le tourisme, qui se concentre sur les mois d’été. 32 % des investissements de la région lui sont dédiés selon le Département du tourisme de la république autonome d’Adjarie. Ce secteur n’est toutefois plus le seul moteur du développement de Batoumi, où des structures commerciales sortent de terre et espèrent être rentables à l’année. C’est le cas du Batumi Grand Mall, un centre commercial qui ouvrira en août 2023 sur la rue Sherif Khimshiachvili, parallèle au boulevard de Batoumi. 24 000 m2 de boutiques, un cinéma, une salle de fitness, une aire de restauration et un bowling… L’établissement a coûté 20 millions d’euros. Il sera le premier de la région à accueillir des marques internationales comme Zara ou Mango. Le Batumi Grand Mall pourra profiter d’un récent changement de démographie. « La guerre entre la Russie et l’Ukraine joue un rôle important dans la croissance locale, affirme l’économiste Paata Aroshidze, professeur associé à l’université Shota Roustaveli de Batoumi. Des Ukrainiens et des Russes avec des salaires supérieurs à la moyenne arrivent pour échapper au conflit. Ils s’installent à Batoumi, consomment, et injectent du capital. » Ces nouvelles populations au pouvoir d’achat plus élevé que la majorité des Géorgiens ont aussi les moyens d’habiter les immenses complexes immobiliers construits au cours des vingt dernières années.

Une ville inadaptée à l’urgence climatique

« Avant la guerre, beaucoup d’immeubles étaient vides, sans lumière et sans vie », décrit Natia Apkhazava, du Civil Society Institute, organisme de lutte contre les inégalités. Une conséquence de l’évolution rapide mais chaotique de la ville. « À l’époque, le gouvernement ne s’intéressait pas à la façon dont les immeubles allaient vraiment bénéficier aux habitants de Batoumi sur le long-terme, déplore Natia Apkhazava. L’objectif était de construire, pas d’améliorer la ville. » Au détriment des enjeux écologiques. « Cette urbanisation rapide a détruit la nature et l’environnement. Elle a aussi empiré la pollution de l’air », tempête Shota Gujabidze. L’écologiste est membre de l’association Society Batom, opposée à la transformation dérégulée de Batoumi. 

Cette urbanisation désordonnée a parfois laissé sur le carreau habitants et bâtiments. Ana a 90 ans et vit depuis plus de 70 ans à Batoumi. « Aujourd’hui, les prix sont plus hauts, et ma maison n’est pas aussi bien qu’avant. J’avais plus d’argent, un meilleur travail, je pouvais acheter tout ce que je voulais. Tout a augmenté », témoigne-t-elle, assise devant sa minuscule épicerie. S’il pouvait parler, le Magnolia Building tirerait sûrement les mêmes conclusions que la Géorgienne. Son histoire est aussi édifiante que son apparence. Une arcade blanche aux épaisses colonnes romaines précède une cour entourée de 900 appartements à la façade lépreuse et noire de moisissure. Sur les 13 étages, quatre ont été ajoutés illégalement, conduisant à la condamnation du promoteur immobilier. Ce dernier a ensuite fait faillite et laissé l’immeuble à l’abandon, en proie à une détérioration accélérée. Le bâtiment n’a que 12 ans mais il en paraît 100 et fait pâle figure par rapport au McDonald’s en forme de vaisseau futuriste qui lui fait face. Plusieurs appartements vides sont désormais des dépotoirs à l’odeur nauséabonde. L’endroit avait pourtant vocation à devenir un établissement haut de gamme avec piscine et service de chambre.

La construction du Magnolia Building s'est terminée en 2011, mais le promoteur a ajouté des étages illégalement jusqu'en 2015.  © Isalia Stieffatre

Contrairement à Ana ou au Magnolia, certains ont tout de même pu prendre le train de la croissance en marche, comme Kristina, salariée du Princess Casino. « Avant il n’y avait pas de transports publics, pas de bonnes routes et d’infrastructures. Aujourd’hui, c’est bien mieux avec l’évolution de la ville, affirme la croupière, cheminant vers son travail en jogging et basket. C’est bien que les étrangers manifestent de l’intérêt pour la ville. Les constructions sont une source de travail et de revenus pour beaucoup de gens ici. » Paradoxale, Batoumi est habitée par cette disparité, une modernité rêvée, lucrative, mais aussi inadaptée, en particulier à l’urgence climatique, tout au bas de la liste des priorités locales. 

Camille Aguilé
Cyprien Durand-Morel

Isalia Stieffatre
Avec Nini Shavladze et Mariam Mtivlishvili

L'ADJARABET ARENA, FIGURE DU BATOUMI MODERNE

En 2020, Batoumi inaugurait l’Adjarabet Arena, symbole du virage moderniste pris par la ville pour rendre le quartier attractif en Géorgie et au-delà.

Pas moins de neuf grues s'affairent autour du stade pour construire de nouveaux bâtiments. © Julien Rossignol

Sous les bruits stridents de meuleuses et de perceuses, neuf grues s’affairent à construire des immeubles modernes autour de l’Adjarabet Arena, inaugurée en 2020. C’est dans ce stade qu’évolue le FC Dinamo Batoumi, le club bleu et blanc de la ville côtière. Depuis, il a décroché son premier titre de champion de Géorgie en 2021. L’enceinte de 20 000 places, symbole du coup de jeune du quartier, aspire à faire rayonner la deuxième plus grande ville du pays au niveau européen.

« Le gouvernement nous accorde plus d’attention »

« Le stade a été construit sur un terrain vague où était implantée une usine de voitures dans les années 1990, se souvient Marina Gehzanidze, habitante d’un immeuble rénové en 2020, situé au pied de la tribune VIP. Ces dernières années, des petites maisons ont aussi été détruites pour laisser la place à de grands immeubles neufs. » Les rues ont été refaites, des lampadaires ont été installés. Marina est formelle : « Depuis la construction du stade, notre quartier pauvre est devenu mieux organisé. Le gouvernement nous accorde plus d’attention. »

Habitant dans la même rue, Uekua Gultana attend tout de même plus de considération. Devant son immeuble soviétique décrépit, la femme de 67 ans regrette qu’il ne soit toujours pas rénové : « Quand Saakachvili était président, les façades avaient été repeintes, la toiture remplacée. Depuis ? Plus rien. » Pour autant, la Batoumienne se réjouit d’habiter à côté de l’enceinte sportive : « Elle rend le quartier plus réputé. Je suis heureuse pour mes enfants qui peuvent en profiter. »

Des revenus supplémentaires

Ils ne sont pas les seuls. Toute la ville tire les bénéfices de ce nouvel écrin financé par les deniers publics à hauteur de 51 millions d’euros. « Batoumi est très internationale. Beaucoup d’étrangers vivent ici et viennent aux matches. Les touristes représentent au moins 10 % des ventes de billets, estime Anri Kiguradze, manager technique du Dinamo Batoumi. Ce sont des revenus en plus pour le club et pour la ville. »

La Géorgie compte sur l’Adjarabet Arena pour briller sur la scène sportive européenne. Hôte régulière des matches de la sélection nationale, elle accueillera aussi en juin et juillet le Championnat d’Europe de football des moins de 21 ans. Mais l’activité du stade ne se résume pas qu’au ballon rond. Un forum international de tourisme y prendra place cette année.

Julien Rossignol
Avec Nini Shavladze 

 

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