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L’Adjarie, région autonome du Sud-Ouest de la Géorgie, abrite une architecture unique : celle des mosquées en bois, héritées de la période ottomane. Leur préservation est mise à mal par la montée du conservatisme orthodoxe.

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Selon l’historien Ruslan Baramidze, la République autonome d'Adjarie abrite entre 80 et 90 mosquées en bois. Un patrimoine méconnu et en danger. © Amjad Allouchi

Les quatre murs de chêne sombre à l’entrée de Kvirike, village niché à 30 kilomètres au nord de Batoumi, abritent une mosquée près de deux fois centenaire. Ici, pas d’appel à la prière, pas de minaret – les Soviets l’ont abattu. Mais les fidèles du coin s’y retrouvent cinq fois par jour. Le 21 avril dernier, jour de l’Aïd el Fitr, ils étaient une petite centaine. Cette bâtisse fait partie d’un patrimoine exceptionnel : les mosquées de bois d’Adjarie, ancienne province ottomane. Une singularité qu’elle partage avec le nord-est de la Turquie.

L’Adjarie est la première région musulmane de Géorgie. On y retrouve une majorité de croyants sunnites géorgiens et une forte communauté azérie. 40 % de sa population suit les préceptes de l’islam. Mais en Géorgie, le croissant de lune est peu visible. Son patrimoine, méconnu. L’historien Ruslan Baramidze estime que la République autonome abrite entre 80 et 90 mosquées de bois actives. Aucun inventaire officiel n’existe. « Elles sont exclues des itinéraires culturels de la région », déplore Zaza Mikeladze, membre de l’association de défense des musulmans adjars Solidarity Community, à Eurasianet. Certaines sont en mauvais état, d’autres laissées à l’abandon. Seules deux d’entre elles sont des monuments protégés par l’État. À l’inverse, difficile de trouver une église ou un monastère qui échappe aux petits soins des autorités, dénonce le chercheur, lui-même de confession musulmane.

Entre ignorance et invisibilisation

Ruslan Baramidze pointe tout d’abord la responsabilité du gouvernement central. Comme un symbole, la croix rivée au parvis du Parlement par des radicaux en 2021 a été laissée en place par les autorités. Pourtant, l’État est bel et bien laïque, selon sa Constitution. Mais l’Église orthodoxe bénéficie à la fois d’exemptions fiscales et d’une enveloppe annuelle de huit millions d’euros. Là où le culte musulman en empoche 700 000, essentiellement dépensés dans les salaires des imams. Côté patrimoine, aucune loi n'encadre la préservation des mosquées de bois adjares. L’État n’affiche aucune intention de valoriser cet héritage.

Depuis dix ans, la montée du conservatisme orthodoxe nourrit la défiance des pouvoirs publics face à l’islam, tandis que des municipalités adjares sont accusées d’invisibiliser la religion musulmane. En août 2013, un minaret est détruit par les autorités d’Adigeni, au prétexte d’irrégularités dans l’importation des matériaux. En septembre 2014, des orthodoxes intégristes clouent une tête de porc sur la porte d’une madrasa, une école coranique de Kobuleti, deuxième plus grande ville adjare. L’événement n’émeut que la communauté musulmane.

Depuis 2017, un feuilleton judiciaire oppose les dirigeants locaux du culte à la ville de Batoumi. L’unique mosquée de la ville déborde de fidèles chaque vendredi. La mairie s’oppose à la construction d’un deuxième lieu de culte. Une décision jugée discriminatoire par les tribunaux. L’affaire est actuellement devant la Cour suprême, la plus haute instance judiciaire du pays. Aux yeux de la communauté, cet acharnement administratif est autant d’argent et d’énergie qui ne sont pas déployés pour préserver le patrimoine.

Chez les musulmans, des attitudes différentes

Cette déshérence est peut-être aussi du fait des fidèles. Au cours de ses recherches, Ruslan Baramidze a relevé un manque de considération de la part de la communauté. Il relève sa tendance à céder à la facilité quand il s’agit d’entretenir son patrimoine. « Le climat montagnard endommage le bois. Mais quand j’en vois réparer les dégâts avec du plastique, je me demande s’ils savent à quel héritage ils touchent », s’indigne l’ethnologue. D’autant que des solutions simples et efficaces existent. « Les mosquées de bois sont un peu comme un jeu de construction », illustre le spécialiste. Il serait donc possible de les réparer, pièce pour pièce, sans entacher l’authenticité du bâtiment.

À Kvirike, un millier d’âmes tâchent de préserver la petite mosquée du village. Elle a vraisemblablement été construite en 1861. Il s’agit de la plus ancienne de la municipalité de Kobuleti, si l’on en croit le texte écrit à l’encre noire en turc ottoman sur l’un de ses murs. « Tout d’origine », lance fièrement l’imam Aslan Abashidze, en cognant de la main sur le bois gravé de la porte comme l’on tape affectueusement sur le vieux pare-choc d’une voiture de collection. Seuls le toit et quelques piliers de bois de la coursive extérieure ont été remplacés à l’identique. Restaurer la toiture a été un combat de longue haleine. Les musulmans de Kvirike ont dû manifester pour que le gouvernement enlève l’ancienne, sévèrement endommagée. De leurs propres mains, ils en ont construit une nouvelle, fidèle à l’originale.

Derrière la question de l’héritage musulman géorgien, une autre, plus large, et plus clivante, se tapit dans l’ombre. « Il s’agit d’interroger toute l’identité géorgienne », considère Ruslan Baramidze. « Ces musulmans sont Géorgiens, parlent géorgien, ils sont là depuis le VIIe siècle. La seule chose qui les différencie, c’est la religion. » Dans ce pays laïque, mais à 84 % orthodoxe, la confession reste déterminante dans les débats identitaires.

Amjad Allouchi

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