L'entreprise SPL Deux-Rives poursuit la transformation du quartier, à commencer par les anciens bâtiments de la Coop Alsace. Depuis peu, elle organise des ateliers pour que les habitants s'expriment sur l’avenir de leur quartier. Trop tard pour eux.
C'est un projet qui fait rêver les urbanistes. Un peu moins les habitants du quartier. Depuis son rachat en 2015, l’ancien site de la Coop Alsace, réseau de distribution emblématique situé au milieu du quartier du Port-du-Rhin, est en pleine transformation. Sur une surface de 25 hectares, la ville de Strasbourg et l’entreprise publique SPL Deux-Rives veulent donner une seconde vie à la friche qui s’intègre à la restructuration de la ZAC Deux-Rives, débutée en 2014. Le but : construire 450 logements par an et créer un lieu qui mêle économie, culture et vie citoyenne. Autrement dit : en faire un quartier moderne et écolo. «Bobo», selon les habitants historiques du quartier.
Des ateliers d’artistes, des salles d’expositions, une cave à vin sur 11 500 m2… figurent parmi les projets en cours, dont certains verraient le jour dès l’été 2019. «Je suis sûr que personne du quartier d’origine n’ira », dit Jamal, jeune homme employé dans une usine voisine. « Ils veulent créer des espaces pour des artistes», poursuit-il. «Mais on n’a pas d’artistes ici. Le seul art qui existe c’est les graffitis, les œuvres de jeunes qui ne savent pas quoi faire de leurs journées. Je doute que la Ville considère cela comme de l’art.»
Aux yeux des habitants du Port-du-Rhin, la Ville a conscience de leurs difficultés mais ne les entend pas. Aujourd’hui, on leur demande enfin leur avis sur les modifications du quartier : pourquoi ne pas avoir commencé dès la conception de cet espace collectif, participatif et créatif ?
Un atelier, organisé par la SPL Deux-Rives, pourrait – à cette occasion – constituer un premier pas pour reconstruire une relation, qui n’a jamais vraiment existé... Avec la participation des différents intervenants du secteur de l’urbanisme, les habitants sont alors invités à partager leur vision du quartier. Les ateliers prennent place au café Point Coop, futur lieu de rencontre, en plein milieu du chantier. Une initiative, qui, pour le moment, n’a pas trouvé son public. D'ailleurs, personne ne semble être au courant. Même les commerçants voisins ne sont pas informés de ce qu’il se passe : «Je ne sais pas ce que c’est. En tout cas, ce n’est jamais ouvert», explique la gérante du kiosque.
«Quand je vois le projet de la Coop par exemple, cela me semble incompréhensible», raconte Gabriel Gregurec, installé au Canada depuis quelques années et actuellement en visite chez sa mère. «Il y a des gens qui ne trouvent pas de travail, des gens dans des appartements pourris, des jeunes qui font n’importe quoi dans la rue parce qu’il n’y a rien à faire, pas de club de sport. Rien. Au lieu de résoudre ces problèmes, vraiment urgents, les responsables passent leur temps à s’imaginer des projets, tous plus exubérants les uns que les autres. Ça ne me surprend pas que les gens n’aient pas envie de s’engager pour le futur du quartier. Ils ne se sentent pas pris au sérieux.»
Deux mondes de part et d'autre du tramway
«On a accepté le changement dans notre quartier depuis longtemps», soupire Mona, une jeune femme originaire du quartier. «On est habitué à ce qu’il y ait des travaux un peu partout. Pourtant, c’était difficile au début. Le tram par exemple. On était plutôt content avant. On était isolé de Strasbourg, mais ça ne nous dérangeait pas. Le Port-du-Rhin de mon enfance c’était un peu comme un village, où tout le monde se connaissait.» Beaucoup d’habitants partagent l’avis de la trentenaire et s’adaptent aux projets pensés par la ville, sans forcément participer à leur conception.
La jeune femme ajoute : «Tous les gens que je connais sont déçus. Il y a quelques années la mairie a créé cette nouvelle place devant la maison de mes amis. Mais peu de temps après, les travaux ont commencé et de nouveaux immeubles leur ont caché la vue.» Selon l'habitante, les riverains ont fini par accepter qu’ils ne pouvaient rien faire. Que leur Port-du-Rhin, leur quartier d’origine, loin d’être parfait, allait forcément changer.
Gabriel Gregurec se souvient lui aussi : «Ce n’était pas toujours facile en tant qu’enfant au Port-du-Rhin. Il y a une certaine réputation : le chômage, la violence, la pauvreté. Et malheureusement tout ça n’a pas beaucoup changé. Mais au lieu de faire quelque chose contre cette situation intenable, la Ville se tourne vers de nouveaux projets prestigieux.»
Et comme le tramway en témoigne, les fractures au sein même du quartier ne cessent de se dessiner. Aujourd'hui, les voies scindent le quartier en deux. D’un côté des bâtiments modernes et bien équipés ; de l’autre, des vieux immeubles délabrés. «L’état de certains immeubles est horrible. Il y a des fissures dans les murs. Les bâtiments ne sont pas isolés. Les gens passent l’hiver à souffrir du froid. Brancher un chauffage électrique d’appoint n’est pas une solution : les factures explosent», observe Gabriel Gregurec.
Autre inquiétude, celle d’une augmentation potentielle de loyers. Les riverains s'attendaient à recevoir un jour une lettre, dans laquelle la Ville leur demande gentiment de quitter leur logement en raison d'impayés de loyer. Ils voient la gentrification à leur porte. «Ce n’est pas un secret. Si les gens ne peuvent pas payer, ils doivent partir», soupire Gabriel.
Stefanie Ludwig