Plus de deux millions de Vénézuéliens ont quitté leur pays depuis 2015 en raison de la crise économique, politique et humanitaire. Parmi eux, ils sont quelques centaines à avoir atterri à Strasbourg.
Rafael Balza, procureur dissident, Cosme Carmona, chef d’entreprise chevronné, et Sebastian Granadillo, cuisinier fraîchement diplômé, vivent désormais à Strasbourg. Ils racontent leur pays et ses dérives, qui les ont poussé à le quitter. Ils décrivent le tournant autoritaire, l’insécurité chronique et l’impossibilité de gagner sa vie décemment, avec la dégringolade du bolivar.
Rafael Balza, 48 ans, est arrivé en France en septembre 2018, quelques jours après avoir été agressé par des hommes armés. / Augustin Campos
« Oublie le code pénal, oublie la Constitution, la loi c’est nous »
Rafael Balza Mujica est arrivé seul en septembre 2018 à Strasbourg, pour rejoindre son neveu, installé depuis dix ans. « Le changement a été brutal », confie cet exilé vénézuélien, qui était procureur sur l’île de Margarita. Il a dû fuir après s’être prononcé publiquement, avec 70 autres procureurs de l’île, contre l’initiative du gouvernement de Nicolas Maduro de créer par décret une Assemblée nationale constituante en 2017, parallèle à l’assemblée existante élue.
« Douze jours après nous avons reçu une lettre de destitution, ça a été notre cadeau », se souvient, amer, l’homme de 48 ans. A partir de là, il a exercé comme avocat privé et criminologue. Mais n’a pu échappé au harcèlement des autorités. « Tous les juges me connaissaient, ils savaient qui j’étais, je ne pouvais pas travailler. Les documents juridiques étaient subtilisés par le tribunal, je ne gagnais aucun procès ». Forcément, les clients se sont fait de moins en moins nombreux.
Le procureur dissident a commencé à recevoir des appels menaçants régulièrement. « Nous savons où tu habites, où vit ta fille », rapporte-t-il. Puis vint l’estocade finale, 15 jours avant son départ, alors qu’il avait déjà commencé à vendre ses biens.
« Je montais dans ma voiture à la sortie d’un centre commercial, j’ai reçu un coup de poing dans la nuque », raconte-t-il. La scène est encore vive dans sa mémoire. Rafael Balza s’est alors retourné, et a reconnu le manche d’un Glock coincé dans la ceinture de son agresseur. « Tu es un traître, nous allons te tuer », lui a lâché l’un des deux hommes, dont il se rappelle la chemise rouge. Les deux individus ont tenté de le frapper, il a répondu comme il a pu, avant de les voir enfourcher leur moto. « Ca ne m’était jamais arrivé avant », souffle-t-il.
« J’ai eu envie de le frapper »
Avant de prendre l’avion, le 7 septembre, son bagage est contrôlé par les autorités, comme le veut le procédure classique. Mais lorsque le lieutenant découvre l’argent liquide qu’il emmenait avec lui – 600 euros -, le ton change.
« Il m’a ordonné de lui donner la moitié », assure l’ex-procureur qui a eu beau plaider qu’il était dans son « bon droit », rien n’y fait. « Oublie le code pénal, oublie la Constitution, ici la loi c’est nous », lui intime le lieutenant. Rafael Balza obtempère.« J’ai eu envie de le frapper. Mais là-bas, tu n’as d’autres choix que de subir ces abus. »
Le juriste a déposé plainte, et après avoir vendu sa voiture, sa moto et vélo pour « pouvoir payer le billet d’avion », il a rejoint enfin la France.
Sebastian Granadillo, 21 ans, est arrivé en France en avril 2018, avec un diplôme de cuisinier en poche, obtenu en Espagne. / Augustin Campos
« Je n'avais plus le budget et ça n'était plus rentable »
Après son bac ses parents l’envoient poursuivre ses études en Europe. C’était en 2016. « La crise avait déjà commencé », se souvient Sebastian Wilther-Weisbeck Granadillo, 21 ans. Aujourd’hui, il est cuisinier, après un diplôme obtenu en un an à Barcelone L’Europe n’a jamais été très loin pour ce germano-vénézuélien, qui y voyage depuis ses 12 ans entre campements de jeunes en Allemagne et en Suisse, et vacances d’été en famille chez son grand-père.
Après son diplôme, il est retourné dans son village au Venezuela, a tenté sa chance dans le bar de son oncle. « Les prix des bouteilles et des fruits augmentaient chaque jour, je n’avais plus le budget et ça n’était plus rentable ». Au bout de trois mois, il a dû arrêté.
Il a ensuite prospecté au Chili, au Mexique, ou en Espagne. Sans succès, « pour des questions de visa, ou de salaire, qui étaient beaucoup plus bas qu’en Europe ». Le jeune homme a aussi tenté la Colombie, où il a passé un mois. Il s’est finalement résigné à franchir, à nouveau, l’Atlantique.
« Dans mon pays, tu as beau avoir un travail, le salaire est de trois euros, ayant la possibilité grâce à ma double-nationalité, de vivre en Europe, je n’allais pas rester là-bas », justifie-t-il. Il a choisi Strasbourg pour la proximité avec l’Allemagne. Et parce qu’il a des amis ici. La présence d’une forte communauté latine a aussi joué, pour celui qui avoue « avoir du mal avec le français ». Après deux mois de remplacement dans une cuisine strasbourgeoise, il est aujourd’hui en recherche d’emploi. Et il a cette fois l’intention de s’installer durablement.
Cosme Carmona, 71 ans, avait deux entreprises au Venezuela, aujourd'hui fermés en raison de la crise économique et humanitaire. / Augustin Campos
« J’ai fondu des blocs de ciment devant mes bureaux pour ne pas être cambriolé»
À l’origine, Cosme Carmona était venu à Strasbourg avec sa femme en novembre 2017 pour passer Noël avec leurs deux fils. Mais le séjour s’est avéré plus long que prévu. « Nous étions physiquement très affaiblis, les médecins ont constaté de nombreuses carences », se rappelle l’homme de 71 ans. « On pense que c’était dû à la qualité des aliments que nous mangions au Venezuela, mais ça n’était pas parce que nous manquions de nourriture », précise-t-il. Hospitalisé avec sa femme, Cosme a vu ses problèmes de santé « s’aggraver ». Il a dû être opéré, et n’est sorti de l’hôpital qu’en juin 2018. Et les plans ont changé. Le couple est n’est finalement jamais rentré.
Chef d’entreprise dans les services de douane, Cosme Carmona vivait à Maraicabo, la deuxième ville du Venezuela. « Le travail ne payait plus », dit-il simplement. Il a laissé son appartement, et fermé ses deux entreprises, non sans précautions. « J’ai du enlever la porte, et fondu des blocs de ciment devant pour ne pas être cambriolé ». « L’insécurité est terrible, on rentre dans ta maison ou ton entreprise sans problème » assure-t-il, lui qui a été cambriolé à plusieurs reprises. En 2017, dans ses bureaux, on lui a volé ses téléphones, ses photocopieuses et son climatiseur.
Comme beaucoup, il avait pourtant installé des fils électriques « de 220 volts » autour de sa propriété. Seulement, il faut compter avec les nombreuses coupures d’électricité : les cambrioleurs en profitent pour agir.
Là-bas, la vie quotidienne était souvent une longue succession de files d’attente, que ce soit pour faire le plein, où pour acheter quelques sacs de farine de maïs. « Et je te parle de gens comme nous, qui n’ont jamais eu de problème d’argent. Tu peux imaginer ceux qui dépendent d’un salaire à la fin du mois » lâche le vieil homme, confortablement installé dans son canapé.
Aujourd’hui il savoure « la tranquillité » de la France, où lui et sa femme mènent une vie « modeste ». Les « millions de bolivars » d’économie qu’avait la famille « ne valent plus rien ».
Augustin Campos