La médecine 2.0 crève l'écran
Dans le sud de l’Allemagne, des médecins ont multiplié ces derniers mois les consultations en visio. Ils reviennent sur cette évolution, qui pose autant de questions qu’elle n’apporte d’opportunités.
«Sans le virus, je n’aurais jamais proposé à mes patients de travailler en visio.» Kristin Dörner est psychothérapeute indépendante à Karlsruhe, en Allemagne. En avril 2020, le premier confinement l’a obligée à drastiquement changer ses façons de travailler. D’abord, il y a eu les masques et les distances à garder, puis la thérapie en ligne. Avant chaque séance, elle envoie un lien sur internet à ses patients. Ils n’ont qu’à l’activer à l’heure convenue et Kristin Dörner se retrouve face à eux, mais séparée par un écran : «Soit je regarde leur visage et ils ne peuvent pas bien voir mes yeux, regrette-t-elle, soit je regarde ma caméra pour établir un contact visuel, et alors je ne vois plus leurs visages. C’est un problème qu’on ne rencontre pas en présentiel.» Elle reconnaît cependant que la consultation en ligne s’est révélée efficace pour maintenir certains soins pendant la crise sanitaire.Avant la pandémie, les possibilités pour des consultations en visio étaient assez restreintes en Allemagne. Elles ont longtemps été réservées à des cas jugés exceptionnels, avec des patients déjà connus des médecins. En mai 2018, la Chambre fédérale des médecins allemands avait commencé à lever cette interdiction des soins à distance. Mais peu de médecins s’en étaient emparés, notamment en raison des limitations de remboursement – seulement 50 visio-consultations étaient remboursables chaque trimestre par les assurances maladies. D’après l’association des médecins conventionnés du Bade-Wurtemberg, seulement neuf cabinets dans le Land avaient proposé des consultations en visio-conférence en janvier 2020. À la fin de l’année, ils étaient plus de 1 500.
Le succès de Doctolib
En France aussi, les consultations en ligne ont connu une forte hausse. Sur la plateforme internet Doctolib, qui en propose depuis janvier 2019, leur nombre quotidien a décuplé en quelques mois, passant de 1 500 au début de l’année 2020 à 17 400 en septembre.
Le problème du secret médical
Isabella fait partie des nombreux Allemands ayant consulté depuis leur domicile à partir du printemps. Sa psychologue avait préféré la voir sur un écran plutôt qu'en présentiel avec le masque, qui complexifie la communication non-verbale en cachant une partie du visage. Avant chaque session, elle devait avertir sa famille : «J’ai besoin d’une heure pour moi maintenant. N’entrez pas dans ma chambre.» Une situation qui la mettait mal à l’aise. La psychothérapeute Kristin Dörner a également constaté cette difficulté, surtout auprès de ses patients préférant rester discrets sur leur thérapie par rapport à leur entourage.
La protection des données pendant les visio-conférences représente un autre défi important. Il est normalement interdit de communiquer par courriel avec les patients. Or, des informations sont désormais envoyées par courriel. «Beaucoup sont donc obligés de travailler dans une zone grise, constate Kristin Dörner. Sauf qu’on n’est pas des experts en sécurité digitale.» Ce sont pourtant les médecins et psychothérapeutes qui engagent leur responsabilité en cas de problèmes. Pour les aider, l’association des médecins conventionnés en Allemagne propose une liste de plateformes fiables sur son site internet.
La numérisation — une solution miracle ?
Ces difficultés n’inquiètent pas Christof Metzler. Sur les bords du lac de Constance, à Langenargen, ce pédiatre se prépare à ne plus travailler que sur internet. Déjà en 2011, il avait lancé sa chaîne YouTube «Le pédiatre du lac de Constance». Elle compte aujourd’hui plus de 20 000 abonnés. Sa motivation : lutter contre les contenus en ligne qui suscitent des auto-diagnostics souvent faux. Lassé par les parents qui arrivaient à son cabinet en disant «on a déjà fait des recherches sur internet», il a donc voulu s'assurer qu'ils puissent aussi y trouver des informations fiables.
Pour lui, la numérisation peut être une solution à un grand problème auquel l'Allemagne va devoir faire face ces prochaines années : la pénurie de médecins. Aujourd’hui, plus de 70% des pédiatres établis ont plus de 50 ans. «Le système du pédiatre de famille est en train de s’effondrer, explique Christof Metzler, mais la numérisation pourrait apporter une solution à ce problème en diminuant l’affluence de patients.» Par visio-conférence, un service central pourrait par exemple décider de ce qui est urgent et de ce qui ne l’est pas, allégeant ainsi la charge de travail des médecins. Un système de tri qui existe déjà dans d’autres pays européens comme la Suède.Toujours à Langenargen, Bernd Porstner dresse un constat inverse au sein de son cabinet généraliste. En juin, il a introduit des consultations en ligne, mais aucun patient n’a saisi cette possibilité. «Pour les médecins généralistes, le contact direct est trop important», estime-t-il. Bernd Porstner pointe aussi le risque de fracture numérique. Les jeunes sont au courant de la possibilité de consultations en ligne. Mais ils n’ont pas autant de problèmes médicaux que les générations plus âgées, qui eux ne connaissent souvent même pas cette éventualité. Et savent encore moins comment l’utiliser. De même, des difficultés de langues ou le statut social peuvent aussi empêcher l’accès à l’offre numérique.
La non-formation des médecins
Selon la psychothérapeute Kristin Dörner, les patients sont souvent mieux informés des possibilités du numérique qu’elle et ses collègues. Le problème commence donc au sein des formations, comme l’a aussi remarqué Felix Machleid. Pendant ses études de médecine entre 2013 et 2020, il n’avait aucun enseignement sur l’usage du numérique dans le domaine de la santé. C’est la raison qui l’a conduit à compléter sa formation par un Master en santé publique à Londres. Membre de l’association européenne des étudiants en médecine, il a rédigé un manuel pour aider les étudiants à intégrer le numérique dans leurs formations. Les contenus pédagogiques des universités allemandes sont, d’après lui, encore souvent trop traditionnels.Dès qu’elle l’a pu, Kristin Dörner a rouvert les portes de son cabinet pour des séances thérapeutiques en présentiel. Aujourd’hui, elle ne fait plus que quelques conférences en visio par semaine. «La visio, c’est une alternative sympa, dit-elle, mais ça ne pourra jamais remplacer le contact direct. » Néanmoins, elle apprécie d’avoir la possibilité de programmer des séances numériques. « Si je devais faire tout en ligne, la qualité des sessions souffrirait beaucoup, je pense. Mais un mélange des deux, je peux bien me l’imaginer pour l’avenir.»