La relocalisation, politique de répétition
Les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19 ont remis le "made in France" à l’agenda politique. Mais l’Etat a-t-il toutes les cartes en main pour initier un mouvement de relocalisation industrielle pérenne ?
Bruno Le Maire n’est pas allé jusqu’à poser en marinière pour la couverture d'un grand quotidien mais on n’en était pas loin. Presque 10 ans après qu’Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, a lancé sa « bataille du made in France », l’actuel locataire de Bercy veut à son tour relancer l’industrie française. Il faut dire que la pandémie a révélé une faille majeure de l’économie nationale : la dépendance à des sites de production situés à l’autre bout du globe. Parfois dans des secteurs vitaux. Il n’en fallait pas moins pour que les projets de relocalisation reviennent sur le devant de la scène. Le plan France Relance y consacre 1 milliard d’euros dans le but de faire revenir la production de secteurs stratégiques et de corriger partiellement la désindustrialisation des décennies passées.
Unanimité dans l’idée
« La France a de véritables capacités de relocalisations industrielles. » Cette phrase, dans la bouche de Bruno Le Maire, aurait étonné il y a peu. Autrefois honnie par le camp libéral, dont est issu le ministre, et assimilée au protectionnisme, la relocalisation s’impose désormais dans les discours comme un remède à la crise sanitaire qui secoue l’économie mondiale. Un revirement sur lequel Léo Charles, maître de conférences en économie à l'université de Rennes II et membre des Économistes atterrés, ironise : « Ça m’amuse de voir des gens qui nous vantaient la mondialisation heureuse appeler à la relocalisation. »
Ce n'est pourtant pas la première fois qu’un homme politique de droite engage une politique volontariste en la matière. En 2005 déjà, le ministre de l’Économie Nicolas Sarkozy faisait voter un crédit d’impôt pour les entreprises qui rapatriaient leur production d’un pays hors de l’Union européenne. Cinq ans plus tard, le ministre de l’Industrie Christian Estrosi introduit une « prime à la relocalisation ». Un dispositif qui sera partiellement repris par Arnaud Montebourg 3 ans après. Pour Olivier Lluansi, ancien délégué aux Territoires d’industrie, un programme gouvernemental pour « la reconquête industrielle », il s'agit en fait « d’un mot totem, un symbole. Il fonctionne comme un baume contre la douleur de la désindustrialisation ». Et les Français adhèrent : 94% y sont favorables selon un sondage Odoxa-Comfluence pour Les Échos et Radio Classique d’avril 2020.
Mais dans les faits, le phénomène reste marginal. Entre 2009 et avril 2020, Trendeo n'a comptabilisé que 144 relocalisations d’entreprises, soit moins d’une quinzaine chaque année.
La fonderie Loiselet, un cas d’école
On peut trouver des explications à la rareté effective des relocalisations dans la ville de Dreux. La sous-préfecture de l’Eure-et-Loire a été le théâtre d'une relocalisation très médiatique, mais manquée : celle de la fonderie Loiselet. Deux ministres - Christian Estrosi et Arnaud Montebourg - l'avaient pourtant visitée et érigée en exemple à suivre. Soutenue par la prime à la relocalisation instaurée en 2010, dont elle a été la première bénéficiaire, l’entreprise avait décidé de rapatrier sa production de plaques et poids en fonte depuis la Chine, suite à une augmentation des taxes douanières et des malfaçons sur certains lots. Pour tenir tête à la concurrence asiatique, Sylvain Loiselet, à la tête de la fonderie, avait un credo : le « made in France au prix du made in China » mis en œuvre grâce à un outil automatisé pour gagner en productivité. Mais l'aventure a fait long feu. Dès 2013, le site de Dreux met la clef sous la porte.
Un épilogue qui vient conforter l’analyse d’El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine. Selon lui, les relocalisations de « retour » sont toujours très risquées. Une relocalisation motivée principalement par la recherche d’une meilleure compétitivité par le prix — comme dans le cas de Loiselet où il s’agissait de pallier l’augmentation des coût de production en Chine — aurait en effet beaucoup moins de chances d'être pérenne qu’une relocalisation liée à des motifs de compétitivité par l'innovation.
Accompagner financièrement ce type d’opération reviendrait dès lors à prendre le risque de subventionner des entreprises « nomades » ou « volatiles », qui s’effondreront ou délocaliseront à nouveau au bout de quelques mois.
Unanimité dans l’idée
Pour Caroline Mini, cheffe de projet pour la Fabrique de l’industrie, think tank présidé par le président du conseil de surveillance de PSA, Louis Gallois, le cas de la fonderie Loiselet démontre également l’importance « de l’écosystème productif territorial ». C’est-à-dire les capacités d’un territoire à attirer les entreprises, ou du moins à les empêcher de partir, et leur permettre de développer leur activité sans nécessairement une intervention financière directe. « Les aides donnent l’impulsion mais il doit y avoir une analyse en amont sur la viabilité des projets », soutient-elle. Preuve que l’octroi de subventions n’a souvent qu’un rôle secondaire dans le choix de relocalisation d’une entreprise : seules 7% de celles ayant entrepris une telle démarche ont bénéficié d’aides publiques entre 2005 et 2013, selon la synthèse interministérielle sur les relocalisations industrielles publiée en 2013.
Pour Gilles Attaf, fondateur des Forces françaises de l’industrie (FFI), un club d’entrepreneurs au nom « un peu provocateur » faisant référence à la Résistance, l’enjeu est encore plus large. Il s’agit de livrer « une bataille culturelle » pour faire oublier « l’idée qu'un pays sans usine peut prospérer ». Il en appelle à un « État bâtisseur ».
La Coop des masques, l’autre cas d’école
À Grâces, dans les Côtes-d’Armor, l’ancrage local est au cœur du projet de coopérative qui vise à relancer la confection de masques, partie en Tunisie 2 ans plus tôt. Si la Coop vise une production de seulement 45 millions de masques par an, bien loin des 200 millions qui sortaient de la précédente usine, son activité n’est, elle, « pas délocalisable ». Dimensionné selon les besoins du territoire, le projet réunit des acteurs locaux (collectivités locales, salariés de la Coop, citoyens etc.), devenus des « sociétaires » au sein d'une Société coopérative d'intérêt collectif (SCIC) : « J'ai besoin de l’accord des sociétaires pour délocaliser, pourquoi voudriez-vous qu’ils le fassent ? », appuie Guy Hascoët, son président. À l'origine du projet de loi qui a introduit ce statut dans le droit français en 2001, alors qu'il était secrétaire d’État à l’Économie sociale et solidaire, l’ancien élu écologiste, compte sur les commandes des sociétaires pour absorber une partie de la production. En contrepartie, ces derniers sont assurés d’être approvisionnés en précieux tissus au cas où une nouvelle pandémie viendrait à se déclarer, et à un prix stable. Cette communauté d’intérêt permet donc de court-circuiter la loi de l'offre et de la demande et de pallier le manque de compétitivité du produit breton par rapport aux masques asiatiques, vendus en moyenne 10% moins chers.
Un modèle vertueux à même d’accélérer le mouvement de « relocalisation » selon Léo Charles : « Il faut des initiatives viables et locales de ce genre, protégées de la concurrence internationale. »
Jusqu’où est-il possible de changer « les règles du jeu » ?
La Coop des masques n'aurait cependant pas pu voir le jour sans l'aide du gouvernement via un Appel à manifestation d’intérêt (AMI) destiné à assurer une production nationale de masques : « On a pu avoir 30% du montant global, sous forme d’avances remboursables, subventions et prêts, grâce à des exceptions à la législation de l’Union européenne en matière d'aides d’État autorisant un interventionnisme accru », explique Guy Hascoët. L’Union européenne réglementant les aides d'État aux entreprises, ce dernier n’a pas toujours les mains libres pour soutenir le mouvement de relocalisation. Ce que regrette Léo Charles : « L’UE aujourd’hui, c'est le bon élève du libre-échange mondial, c’est une des régions du monde qui se protège le moins et joue le plus le jeu de cette concurrence internationale et entre ses membres. Dans le cadre européen il y a plein de choses qui nous empêchent de relocaliser. »
Pour El Mouhoub Mouhoud, ce sont plutôt de « nouvelles règles du jeu » qu’il faut instaurer. Il est partisan d’une taxe carbone aux frontières qui réduirait les transferts d’activités fortement émettrices de gaz à effet de serre, dans les pays où la législation sur l’environnement est moins contraignante. Mais son instauration se heurte aux pays exportateurs, Allemagne en tête, qui craignent de froisser leurs principaux partenaires commerciaux extra-européens, notamment la Chine et les États-Unis. Il est vrai qu’outre-Rhin, l’industrie pèse déjà deux fois plus dans le PIB qu’en France, grâce notamment à une vague de relocalisations dans les années 1980-1990. Pour Gilles Attaf, la France doit suivre l’exemple : « Arnaud Montebourg me disait que les Allemands arrivent bien à contourner les règlements européens, alors pourquoi pas nous ? » Avec le risque de fragiliser encore un peu plus la coopération économique entre les membres de l’Union européenne, au fondement même de l’institution.