Click and cueillette

Le premier confinement a bouleversé les pratiques alimentaires, au profit de la consommation durable et des achats en ligne. Avant que les consommateurs ne soient rattrapés par leurs habitudes et contraintes budgétaires.

Alice Faverot gère ce lundi 7 décembre la distribution d’une soixantaine de paniers alimentaires, dont on voit dépasser ici un poireau, ici une boîte d'œufs. La jeune femme est la responsable de la «Ruche qui dit oui» du quartier de la Krutenau, à Strasbourg. Cette entreprise propose aux producteurs de la région de vendre sur son site internet leurs denrées en en fixant eux-mêmes le prix. Les clients font leur sélection en ligne et viennent récupérer leurs courses un jour par semaine.
Ce soir-là, les commandes ne sont pas trop nombreuses et la responsable peut prendre le temps de glisser un petit mot gentil à ses clients habituels. «Pendant le premier confinement, c’était la folie, se rappelle-t-elle. On a multiplié par quatre les ventes et j’ai dû limiter les commandes à 120 paniers par semaine car ça devenait ingérable.» Ce qu’a observé Alice Faverot à la Krutenau s’est passé dans toutes les autres antennes du réseau. En France, La Ruche qui dit oui a accueilli 50 000 nouveaux clients pendant le premier confinement. «C’est une tendance qu’on retrouve dans tous les pays d’Europe où des Ruches sont implantées, notamment en Belgique, où les ventes ont augmenté de 500%, mais aussi en Allemagne et en Italie», note Clémence Fernet, responsable communication de l’entreprise.

Préparation des sacs avant l'arrrivé des clients
Les producteurs locaux de la Ruche qui dit oui de la Krutenau s’affairent avant l’arrivée des clients. © Eva Moysan

Un peu partout en Europe, les confinements du printemps ont suscité des comportements de stockage par peur de pénuries. L’organisme de statistiques de l’Union européenne (UE), Eurostat, a calculé que la vente de produits alimentaires ainsi que les boissons et le tabac, qui font partie de la même catégorie, ont augmenté de 8,7% en mars 2020 comparé à l’année précédente. Au deuxième trimestre, alors que les dépenses de consommation des ménages étaient en recul de 17%, les produits alimentaires ont continué à connaître une hausse d’achat. Les confinés, un peu désœuvrés et bien obligés de se préparer leurs trois repas quotidiens, se sont mis à cuisiner. «C’est une activité conviviale, qui permet d’occuper les enfants à la maison», suggère Julien Bouillé, chercheur sur les comportements des consommateurs à l’Université Rennes 2.

Infographie :

Un premier confinement aux saveurs écolo

Cette hausse des ventes de produits alimentaires a particulièrement bénéficié à l’alimentation durable, qui se veut plus responsable, meilleure pour la santé et écologique. «La pandémie a déclenché un intérêt pour l’aspect nutritionnel de l’alimentation», approuve Pauline Constant, chargée de communication au Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC) , qui fédère 43 associations de consommateurs en Europe. Julien Bouillé a également observé «des comportements de consommation solidaire, notamment à l’égard des magasins indépendants».

Photo de bénévoles participants à la distribution
Bénévoles et producteurs participent à la distribution des paniers commandés en ligne. © Eva Moysan

Mais après la forte activité constatée aux mois de mars et avril, le bourdonnement des Ruches s’est calmé. À la Nouvelle Douane, magasin de vente directe de produits locaux situé au cœur de Strasbourg,  on observe aussi une baisse de fréquentation depuis le 15 juillet. «Avec ce deuxième confinement, les gens ont déjà oublié la consommation locale», soupire Johan Legroux, directeur de l’enseigne.
Si le second confinement n’a pas provoqué le même engouement pour les produits locaux, c’est notamment parce que les restrictions imposées à l’automne n’ont souvent pas été aussi strictes que celles du printemps. «Chacun revient à ses habitudes de consommation, les gens retournent au travail, les enfants sont à l’école. Les familles ont moins de temps à consacrer à une meilleure alimentation», analyse Alice Faverot. Par ailleurs, le directeur de la Nouvelle Douane observe qu’«économiquement, ça commence à être compliqué pour les gens».
Outre les produits locaux, le premier confinement a stimulé la consommation du bio, accentuant une tendance que l’on observe depuis plusieurs années. Dans l’UE, l’achat de produits biologiques représentait 42 milliards d’euros en 2018, en progression de 13,5% par rapport à l'année précédente. Les enseignes de la grande distribution l’ont bien repéré. Dans le magasin Carrefour City, situé place du Schluthfeld, à Strasbourg, les rayons débordent de produits bio. Mais ces nouvelles habitudes de consommation ne touchent pas la population dans son ensemble. Il s’agit principalement de «gens qui ont un peu de moyens, qui sont plutôt jeunes et résident en métropole», souligne Julien Bouillé. «Dans le quartier, la population a un pouvoir d’achat un peu plus important ou est prête à mettre plus d’argent dans son alimentation», constate en effet Anaëlle Jelinski, l’adjointe de Carrefour City Schluthfeld.

Le numérique s’installe dans la consommation

Les confinements ont aussi accéléré les changements dans la manière de s'approvisionner : les consommateurs ont beaucoup utilisé l’achat en ligne, notamment le drive et le click and collect. «Le confinement et la peur du virus a accéléré de 2 à 5 ans la digitalisation des commerces», estime Régine Vanheems, professeur des universités spécialiste en commerce. L’achat sur internet a augmenté de 15% en avril au niveau européen, selon des chiffres d’Eurostat, avec une hausse  encore plus marquée pour certains produits. En France, par exemple, l’achat de produits frais en drive a connu une hausse de 150% entre le 16 mars et le 12 avril, alors qu’elle est de seulement 0,5% en magasin, d’après le cabinet Nielsen.

Photo des rayons d'un Carrefour City
Le Carrefour City de la place du Schluthfeld compte quatre têtes de gondole entièrement consacrées aux produits bio. © Eva Moysan

«Des populations plus âgées ont commencé à se servir d’internet pour faire leurs courses tout en évitant les contaminations, poursuit Régine Vanheems. Ce sont des personnes qui ont généralement peur du digital mais qui ont été forcées par le contexte.» Selon elle, c’est souvent la première commande en drive qui prend du temps. Ensuite les produits déjà achetés sont sauvegardés, facilitant les prochaines courses. Les consommateurs qui ont franchi cette barrière numérique et découvert les avantages derrière, pourraient bien continuer à faire leurs commissions de cette manière.
Consommation durable, numérisation du commerce : les deux grandes tendances observées pendant la pandémie de Covid-19 peuvent sembler contradictoires. D’une part, le numérique a un impact sensible sur l’environnement. Selon les études, il consommerait entre 5,5 et 7% de l’électricité mondiale, un chiffre en augmentation chaque année. D’autre part, l’alimentation durable est souvent associée à un contact plus direct avec les producteurs. À la Ruche qui dit oui de la Krutenau, on refuse la contradiction. «En réservant mes légumes en ligne, je ne perds pas de temps dans les rayons mais c’est quand même convivial, on peut discuter avec les producteurs», explique Pierre, 31 ans. Acheter local mais à distance, serait-ce là la vraie tendance ?

Le vrac : le contre-exemple

La vente en vrac, c’est-à-dire «la vente de produits présentés sans emballage, en quantité choisie par le consommateur, dans des contenants réemployables ou réutilisables», tel que défini dans le Code de consommation, n’a aucunement bénéficié des évolutions de consommation observables depuis le premier confinement. La croissance du chiffre d’affaires du vrac a augmenté de 40% entre 2018 et 2019, mais de seulement 8% pour 2020, selon les prévisions de Réseau Vrac, principale association de promotion de ce mode d’achat. Célia Rennesson, sa directrice, explique ce ralentissement par plusieurs facteurs. D’abord, « la population a  évité de faire la tournée des commerces pour réduire ses contacts », or on ne trouve pas forcément tous les produits que l’on veut dans un magasin de vrac spécialisé. Ensuite, les emballages ont également pu rassurer les clients inquiets face au Covid-19. Une idée fausse pour Célia Rennesson : «Il n’y a pas plus de risques de contamination avec le vrac.» Par ailleurs, les rayons de vrac des magasins ont souvent été fermés car ils nécessitent de l’entretien donc du personnel, ce dont les enseignes manquaient. Enfin, l’explosion des courses en ligne s’est faite au détriment de l’achat en vrac : «C’est très rare de pouvoir acheter en vrac en ligne.»