Redécollage sous conditions pour l'aéronautique
Les subventions accordées aux entreprises en difficulté s’accompagnent de critères écologiques, numériques et d’emploi, dont l’articulation fait débat. Illustration avec le secteur de l'aéronautique, fleuron français stratégique, mais polluant.
Un vacarme assourdissant s’échappe de l’usine Gantois, à Saint-Dié-des-Vosges. Les machines à percer, plier et tisser jouent une partition infernale à longueur de journée. Des sons bruts et violents, à l’image de la crise économique engendrée par la pandémie de Covid-19. L’industrie aéronautique a été particulièrement malmenée ces derniers mois. « On a eu une baisse d’activité de 85% dans le secteur au deuxième semestre 2020 », grimace Stéphane Lefort, directeur général de Gantois Industries qui produit des toiles perforées et des tissus métalliques pour Safran et Airbus. L’industriel a été contraint de se séparer de ses intérimaires et employés en contrats courts. Il a également dû réorganiser ses effectifs pour les réorienter vers les autres domaines d’activité de l’entreprise, notamment le bâtiment, qui a un peu mieux résisté à la crise.Grâce au soutien d’urgence de l’État, Gantois a pu garder la tête hors de l’eau et éviter un plan social. «Sans le chômage partiel, on était mort», souffle son directeur général. Avant la crise, l’entreprise tournait à plein régime, comme toute la filière aéronautique française, l’un des rares secteurs nationaux en excédent commercial en 2019. Celui-ci représente 300 000 emplois directs et indirects en France. «Sans aucune aide publique, ce sont 100 000 emplois qui seraient menacés dans les six mois», alertait le ministre de l’Économie Bruno Le Maire en juin dernier. Le gouvernement a donc annoncé une enveloppe d’aides pour l’aéronautique d’un montant de 15 milliards d’euros, déclinaison du plan France Relance, le programme visant à faire repartir l’économie française à la suite de la crise du coronavirus. Ce dernier est en partie financé par les 750 milliards d’euros du plan de relance européen, répartis entre les 27 États de l’Union européenne (UE).
Assistance sous conditions
Gantois fait partie des premiers lauréats d’un appel à projets de relance et de modernisation de l’industrie aéronautique, doté de 300 millions d’euros. L’entreprise vosgienne a touché une première tranche d’aides de 400 000 euros au mois de novembre 2020. Elle percevra la même somme une fois qu’elle aura engagé ses projets de modernisation, sur présentation des justificatifs d’investissements.Car ces aides ne sont pas des chèques en blanc, promet le gouvernement. Les sommes injectées sont conditionnées au respect de critères non cumulatifs : transition écologique, compétitivité, numérisation, sauvegarde de l’emploi. Le Premier ministre Jean Castex espère ainsi «créer 160 000 emplois en 2021». Le projet de Gantois prétend répondre à l’ensemble de ces critères. Avec la subvention perçue, l’entreprise entend maintenir ses effectifs et poursuivre ses investissements dans la conception de nouveaux métiers à tisser. «Des machines bardées d’électronique pour augmenter la qualité et la précision du rendu, détaille Stéphane Lefort. Et grâce à la numérisation, celles-ci consommeront moins d’énergie par mètre carré produit car elles généreront moins de déchets.»
Ambitions contradictoires ?
Mais l’importance accordée à chacun de ces critères est inégale, estime Olivier Lluansi, associé du cabinet d’audit PwC et ancien délégué aux Territoires d'industries — un programme gouvernemental pour redynamiser l'industrie dans les régions. Les créations d’emplois resteront largement inférieures au nombre de postes supprimés, selon lui. «Les priorités du plan de relance français sont la modernisation de l’outil productif et la transition écologique. L’emploi vient seulement ensuite», juge-t-il.À l’échelon européen, David Cormand, eurodéputé du groupe des Verts, craint des dynamiques contradictoires. «40% des fonds alloués par l’Union européenne doivent servir à la mise en œuvre de mesures écologiques, détaille-t-il. Si les 60% restants détruisent le climat et l'écologie, le bénéfice ne sera pas terrible.» Des contradictions que le parlementaire identifie aussi en France. Pour lui, les garde-fous et contreparties imposés au secteur de l’aéronautique sont «dérisoires». Or, celui-ci est particulièrement polluant. Un rapport du ministère des Transports de 2019 évalue que 6,4% des émissions de CO2 en France sont causées par le secteur aérien et que celles-ci ont augmenté de 24,6% ces 20 dernières années. Les écologistes souhaitaient la suppression des vols dont le trajet peut se faire en moins de quatre heures en train. Finalement, seules les liaisons aériennes réalisables en moins de deux heures et demie via le ferroviaire seront interdites.Du côté de Renew, groupe libéral où siège La République en Marche, l’eurodéputée Fabienne Keller se félicite au contraire de «clauses assez fortes». «Les vols de courte distance ont un impact environnemental catastrophique, mais on ne peut pas enlever cette mobilité à bas coût sans développer de nouvelles alternatives», justifie-t-elle. Caroline Mini, économiste pour la Fabrique de l’industrie, un think tank proche du milieu industriel français, abonde : «C’est un secteur clef et la transition écologique ne peut pas se faire sans l'industrie traditionnelle. Il faut garder ces compétences acquises pour travailler à l'économie décarbonée.» Avec le plan aéronautique, le gouvernement espère accélérer le lancement de l’avion propulsé à l’hydrogène, censé moins polluer.
Des contrôles pour maintenir le cap
Autre sujet de discorde : l’articulation entre transition numérique et écologique. Pour Philippe Nicolas, référent de la filière aéronautique à la Direccte (Direction régionale des entreprises) du Grand Est, pas de doute, «la numérisation va très souvent de pair avec la transition écologique». David Cormand, fustige pour sa part cette association que l’on retrouve dans le «Green Deal», le pacte de l’UE pour lutter contre le changement climatique. «L’économie numérique s’appuie sur le prélèvement de ressources matérielles et sur une dépense énergétique colossale», souligne-t-il. Chaîne de fabrication, consommation énergivore, obsolescence programmée et déchets, les sources de pollution sont nombreuses. Selon une étude du think tank GreenIT, promoteur d’un «numérique responsable», sa consommation d’énergie augmente de 9% par an, s'établissant aujourd’hui à 4% de la consommation mondiale.Le ministère de l’Économie assure que des audits seront mis en place en lien avec Bpifrance pour s’assurer du respect de ces engagements par les entreprises bénéficiaires des aides. À défaut, le versement de la deuxième tranche de subventions pourra être annulé et le remboursement des sommes engagées exigé. Chez Gantois, Stéphane Lefort est confiant et la perspective de contrôles ne l’inquiète pas. «On respectera de toute façon le contrat qu’on a signé avec Bpifrance», avance-t-il, en soulignant le sérieux de son projet d’investissements. Le directeur général promet que ses nouveaux métiers à tisser seront opérationnels fin 2021.
L’appel à projet aéronautique en 5 chiffres
300 millions d’euros : Enveloppe consacrée au volet aéronautique de l’appel à projets de modernisation de l’industrie.800 000 euros : Le montant maximum accordé par Bpifrance à une entreprise candidate.200 000 euros : Le montant minimum de l’investissement que doit présenter une entreprise.80% : La part maximum que la subvention peut représenter dans le montage financier du projet.20% : La part minimum de l’aéronautique dans le chiffre d’affaires d’une entreprise candidate.