Passer de la route au rail : l’Union européenne voudrait bien accélérer le mouvement pour réduire les émissions. Mais pour les citoyens, comme pour les marchandises, circuler à travers l’Europe relève parfois du parcours du combattant.
Face à l’urgence climatique, le ferroviaire s’impose comme une solution durable pour le transport de marchandises et de passagers. Mais les obstacles à son développement sont nombreux.
À partir de janvier prochain, il n’y aura plus de liaison directe entre Metz et Luxembourg. Les 12 000 voyageurs qui empruntent quotidiennement cette ligne devront changer de train avant la frontière. La raison ? La différence de normes entre la France et le Luxembourg. La SNCF devait équiper ses trains par le système de gestion du trafic ferroviaire ERTMS. Mais elle a pris du retard.
Depuis les années 1970, l’Union européenne (UE) s’engage à développer des liaisons ferroviaires directes en Europe. Aujourd’hui, c’est même devenu l’une de ses priorités pour atteindre les objectifs posés dans le Green deal : la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pour Adina-Iona Vălean, nouvelle commissaire européenne aux Transports, « le rail est au coeur de la mobilité durable. Il faut que la marchandise passe par le ferroviaire autant que possible ». Mais l’harmonisation du réseau n’est pas encore aboutie. En conséquence, la voiture est largement privilégiée par les Européens et le train reste à la peine. En moyenne, seulement 8 % des Européens utilisaient ce moyen de locomotion en 2017. En 2016, seulement 17 % du total des transports de marchandises transitaient par le rail.
Les pays de l'Union ont toujours construit leurs infrastructures ferroviaires selon des logiques nationales, avec l’idée de protéger leurs frontières. Les Européens devaient prendre une correspondance pour poursuivre leur voyage. Mais l’Union européenne a fait beaucoup d’efforts pour trouver des solutions à ce problème. En 2005, elle a créé l’Agence européenne pour le chemin de fer. Aujourd’hui, elle délivre notamment des autorisations de mise sur le marché pour les véhicules ferroviaires valables dans plusieurs pays européens. Désormais, les trains à grande vitesse prennent en compte les différences techniques et de sécurité sur le réseau: « En France, vous allez avoir les 25 mille volt, 50 Hertz, en Allemagne, vous n'aurez pas du tout la même tension. Et en Belgique non plus », explique Nicolas Boidevezi de la Direction régionale de l’Environnement de la région Grand Est.
Un exemple de réussite de l’harmonisation de ces normes techniques est la ligne Paris-Francfort. Grâce à un logiciel intégré dans le tableau de bord, le conducteur peut changer le signal radio et adapter la vitesse au réseau national. Mais les trains régionaux ne sont pas aussi avancés dans cette technologie. Pour Arkos Ersek, de l’association pour le transport route-rail combiné (UIRR), l’interconnexion du réseau ferroviaire est loin d'être acquise: « Les infrastructures du rail ne sont pas suffisantes. Il y a beaucoup de congestion. La plupart des trajets du fret sont frontaliers et la connexion n’est pas optimale. Il y a de gros problèmes de signalisation et de management. En tant que passager, on ne connaît jamais deux heures d’arrêt lors d’un Paris-Bruxelles ! Pour le fret, c’est régulier de devoir s’arrêter à la frontière. »
Le développement du ferroviaire européen est aussi freiné par la vétusté ou l'inexistence des infrastructures aux frontières. L’UE a lancé des programmes de financement comme INTERREG (coopération territoriale européenne) pour rénover le réseau européen de chemin de fer, changer les locomotives. Entre 2014 et 2019, 16 milliards d’euros ont été investis par l’autre programme européen Mécanisme pour l’interconnexion en Europe.
Mais des problèmes subsistent au niveau régional. Entre Fribourg et Colmar, on doit prendre le train jusqu’à la commune frontalière de Brisach avant de poursuivre en bus jusqu’à Colmar. Pour établir une ligne directe ferroviaire entre les deux villes, il faudrait entre autres reconstruire un pont permettant de franchir le grand canal d’Alsace et du Rhin. Selon l'Allemand Michael Cramer, ancien député Vert européen, il ne suffit pas d’accorder des subventions : « On ne peut rien entreprendre sans les États membres. Cela fait 30 ans que l’on investit des milliards d’euros dans un réseau ferroviaire européen, mais encore aujourd’hui, les infrastructures restent parfois inexistantes aux frontières. Les États membres préfèrent s’occuper de leur réseau ferroviaire national. »
Le transport des marchandises par train est surtout lucratif au niveau national et sur des longues distances, en moyenne plus de 500 km, car les trains peuvent transporter plusieurs conteneurs en même temps. En région transfrontalière, sa mise en place est trop compliquée : « Les trains restent parfois bloqués pendant des heures entre la France et l’Allemagne, explique Nicolas Boidevezi. C’est pourquoi beaucoup d’entreprises préfèrent le transport routier car il est plus économique et pratique. » D’après Arkos Ersek : « Utiliser des camions, c’est comme utiliser un taxi, s’il y a un problème sur la route, Il suffit de le contourner. » Le lobby privilégie l’installation de plateformes multimodales comme celle de Bettembourg à la frontière franco-luxembourgeoise.
Mais même si l’UE ne renonce pas à la multiplication des modes de transport - le rail, la route pour transporter les marchandises -, elle veut augmenter le coût du transport routier avec le principe du pollueur-payeur. Il s’agit notamment de taxer les carburants. Mais cette mesure ne suffira pas à rendre le fret ferroviaire et le transport de passagers plus attractifs en Europe.
Camille Henriot et Sophie Piéplu, à Bruxelles
Nicolas Boidevezi, responsable du service Transports et du Pôle mobilité à la Dreal du Grand Est, estime que les trains de marchandises sont adaptés pour les gros volumes et les longues distances.
D’ici 2026, un train reliera les pays baltes au reste de l’Union européenne. En Estonie, le projet Rail Baltica s’efforce de concilier une ambition continentale avec les besoins locaux.
Tallinn, terminus. En train, on ne peut pas aller au-delà de la capitale estonienne. Plus loin, c’est la mer. À la frontière russe, tout au nord des nations baltes, le pays est niché aux confins de l’Union européenne. Pour désenclaver la région et faciliter le transport des passagers et des marchandises vers le reste de l’Union européenne, l’Estonie et ses voisins baltes ont lancé un projet dont la construction vient tout juste de commencer : Rail Baltica.
D’ici 2026, 870 kilomètres de ligne ferroviaire devraient relier Tallinn à la frontière polonaise, via Riga en Lettonie et Vilnius en Lituanie. Rail Baltica représente un investissement de 5,8 milliards d’euros, financés à 85 % par l’Union européenne.
Deux arrêts sont prévus en Estonie, l’un dans la capitale et l’autre dans la station balnéaire de Pärnu, quatrième ville du pays. « Entre Pärnu et Tallinn, il faut faire 1h50 de bus. Avec le Rail Baltica, le voyage ne durera que 40 minutes », se félicite Kristjan Kaunissaare, le coordinateur du projet. Des trajets plus rapides, des trains plus confortables et des infrastructures plus modernes, telle est la promesse de Rail Baltica. Pour enfin dynamiser le secteur ferroviaire estonien.
Car malgré les investissements du gouvernement pour rénover le réseau, seuls 4,5 % des voyages ont été effectués en train en 2017. Notamment sur la ligne qui relie Tallinn à Riga, empruntée chaque année par près de deux millions de voitures et 8 000 cars. « Nous n’avons pas de bonnes connexions en train entre les pays baltes et l’Europe centrale. La plupart des gens choisissent l’autoroute », analyse Kristjan Kaunissaare. Il voit dans Rail Baltica un moyen de « construire un mode de transport qui émet moins de CO2 ». Selon ses prévisions, le train devrait attirer un million de passagers chaque année et générer une nouvelle demande pour le transport ferroviaire.
L’estimation est jugée trop ambitieuse pour le géographe Mihkel Kangur : « Il y a presque un demi-million d’habitants à Tallinn, certes. Mais les autres villes desservies par le rail sont beaucoup plus petites. » Selon le chercheur, également militant écologiste, Rail Baltica ne sert pas les Estoniens. Pour lui, il aurait été plus logique d’améliorer d’autres lignes plus fréquentées comme celle entre Tallinn et Tartu, ville universitaire. La Société des géographes estoniens, dont Mihkel Kangur est le président, critique le projet initial dans lequel deux villes seulement sont desservies. Conçu pour un usage européen, mais sans intérêt national.
Face à ces reproches, le gouvernement a modifié son plan initial. Il a décidé de créer onze arrêts supplémentaires entre Tallinn et Pärnu. Ce qui est toujours insuffisant pour Mihkel Kangur : « Le tracé a été conçu pour rester en dehors des villes, il ne réutilise que très peu les anciens rails. Ces arrêts régionaux tombent alors au milieu de nulle part, déplore Mihkel Kangur. On crée de nouveaux rails, loin des villes, plus compliqués d'accès. » Une situation qui obligera, selon lui, les utilisateurs à prendre la voiture pour aller à la gare. « Il leur sera alors plus avantageux de rester dans leur voiture et de faire tout le trajet par la route ! Les émissions de CO2 ne diminueront pas, bien au contraire. »
Judith Barbe et Clément Gauvin, à Tallinn