Elle est partout, tout le temps. Comme à Stuttgart, les villes ont été remodelées pour l’automobile. Quitte à sacrifier les autres modes de transport.
Symbole de liberté, la voiture individuelle reste pour beaucoup la seule solution pour se déplacer. Elle est fille d’une politique urbaine qui a privilégié l’étalement urbain depuis l'après-guerre.
« Il faut adapter la ville à l’automobile », affirmait Georges Pompidou en 1971. Quasiment un demi-siècle plus tard, à l’heure des journées sans voiture et des interdictions des diesels, la phrase passerait presque pour une hérésie. Pourtant, 80 % des ménages français sont aujourd’hui équipés d’au moins une automobile. Une moyenne qui cache d’énormes disparités entre les territoires. À Paris, seules 35 % des familles sont équipées d’une voiture. Dans le très rural département des Landes, le taux grimpe à 91 %.
Des chiffres logiques quand on sait que les villes ont entamé depuis les années 2000 une transition vers les mobilités douces. Voies piétonnes, zones à faibles émissions et autres pistes cyclables fleurissent dans les centres-villes. Le rural, lui, est par nature contraint à l’usage de la voiture. Faiblement peuplé, il justifie difficilement, aux yeux des autorités, la mise en place d’un réseau de transports en commun.
Saisir le véritable paradoxe de la dépendance automobile, c’est en fait emprunter les routes des mouvements pendulaires avec ses interminables embouteillages, pour déboucher dans le périurbain. Dans ces zones hybrides entre ville et campagne, seuls 15 % des ménages ne sont pas motorisés. Résultat : ses résidents émettent trois fois plus de CO2 pour leur déplacement que les habitants des centres urbains. Mais à l’inverse des zones rurales, ces territoires relativement concentrés pourraient justifier la mise en place de réseaux de bus et de tramway.
Pour comprendre cette curiosité, il faut revenir à la manière dont ont été pensées les villes dans la période de l’après-guerre. « Les années 1970 ont vu la réalisation du rêve d’accès à la propriété du logement. Elle s’est notamment traduite par le développement du périurbain. Les villes denses se sont progressivement étalées sur les campagnes », explique Benoit Conti, chargé de recherche à l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux.
Avec le temps, la périurbanisation a aussi entraîné d’autres conséquences. À la « cité piétonne », historiquement concentrée, a succédé la banlieue pavillonnaire. D’un côté, d’interminables successions de maisons individuelles éloignées des services et de l’emploi, de l’autre, d’immenses zones commerciales en périphérie. Plus loin, le centre urbain et ses entreprises. Pour relier ces territoires, c’est la voiture qui s’est rapidement imposée, au prix du développement de grandes infrastructures routières et autoroutières.
« Nous avons assisté au développement d’une conception de la mobilité par la vitesse, poursuit Benoit Conti. Le choix a été fait d’utiliser le temps de mobilité pour parcourir les longues distances qui séparent les aires urbaines entre elles. » La voiture n’est pourtant pas toujours synonyme de gain de temps pour les populations périurbaines qui en sont dépendantes. Dans les agglomérations parisienne, marseillaise et bordelaise, les automobilistes perdent en moyenne 40 minutes par jour dans les bouchons.
Mais tous les banlieusards ne sont pas logés à la même enseigne. Deux espaces périurbains se côtoient : l’un, « choisi » et proche du centre-ville, abrite les populations aisées. L’autre, « subi », est éloigné et composé de classes moyennes plus fragiles, chassées du centre par l’explosion du prix des loyers. Résultat : ce sont les populations paupérisées qui s’installent dans des petits villages dépourvus de services et de commerces et où tous les actes de la vie quotidienne nécessitent l’usage de la voiture.
Cette dépendance totale à l’automobile des populations déclassées s’est notamment exprimée pendant le mouvement des gilets jaunes, très actif dans les couronnes des agglomérations. Captives de leur voiture, « les populations précaires sont les premières touchées par les politiques faisant payer le droit de rouler comme les péages urbains ou les taxes carbones », constate Benoit Conti.
L’idée que voiture rime avec liberté mérite donc d’être questionnée. « Posséder une automobile n’est pas toujours un signe d’émancipation. Être libre dans ses déplacements quotidiens, c’est avant tout avoir le choix parmi différents modes de transports en fonction de ses besoins. Comme il existe des individus captifs des transports en commun, il existe des personnes qui ne pourraient pas vivre sans leur automobile », résume Fréderici Larose, géographe à l’Université Lille II.
Les politiques de transport visant à la réduction des émissions de Co2 pourraient donc se heurter à l’indépassable rôle de la voiture pour certains. Taxe carbone, péage urbain ou augmentation des prix du carburant sont autant de leviers utilisables qui pourraient pénaliser fortement des populations déjà fragilisées. Et qui pourraient voir leur pavillon se transformer en prison.
Pierre Boudias
Dans la capitale du Bade-Wurtemberg, le développement des déplacements alternatifs se heurte aux habitudes des habitants et à l'importance de l'industrie automobile.
La Bundesstraße 14 est un des cinq axes qui relient Stuttgart à la banlieue et drainent près de 800 000 automobilistes quotidiennement. Klaxons, voies pleines à craquer, les embouteillages font partie intégrante du paysage urbain. En moyenne, les Stuttgartois y passent 108 heures par an et par personne. Conséquence : la qualité de l’air de la capitale du Bade-Wurtemberg est médiocre. La ville a récemment été condamnée par le tribunal administratif allemand. Elle présente un taux de dioxyde d’azote (NO2) bien supérieur aux normes européennes de 40 microgrammes par mètre cube.
L’Association allemande de protection de l’environnement a d’ailleurs porté plainte en 2015 contre la Ville, pour réclamer davantage de contrôles et de restrictions. À l’issue du procès, gagné par l’organisation, la municipalité doit régulièrement améliorer son plan de protection de la qualité de l’air.
Le maire écologiste de Stuttgart, Fritz Kuhn, a pris le problème à bras-le-corps. Depuis 2015, le taux de particules fines est passé de 22 tonnes à moins de 17 actuellement. Une première avancée rendue possible par le plan d’action mobilité mis en place il y a cinq ans. Objectif : créer de nouvelles alternatives à la voiture. Pour cela, la ville a notamment lancé un système de transport à la demande, SSB Flex, en collaboration avec le constructeur automobile Daimler. Entre les quartiers de Vaihingen, Möhringen et Degerloch, un minibus jaune et blanc transporte jusqu'à cinq habitants entre les différents lieux.
Autre mesure : le park and ride. ll vise à inciter les automobilistes à laisser leur voiture en dehors du centre-ville par la construction de parkings en périphérie mais aussi par l’abaissement du prix des transports en commun. Un moyen d’attirer les usagers vers les huit lignes de train de banlieue, les 17 lignes de métro et les 53 lignes de bus. Prochaine mesure prévue par la mairie : enlever environ 300 places de parkings du centre-ville et augmenter le nombre de parkings à vélos pour favoriser les déplacements cyclables.
Mais mettre en œuvre de telles mesures n’est pas toujours facile pour le maire. Il doit faire face à l’opposition féroce des autres partis politiques majoritaires au conseil municipal. « Beaucoup de politiques n’entreprennent rien contre la voiture, explique Markus Friedrich, expert de la planification du trafic routier à l’université locale. Ce n’est pas étonnant, sachant qu’ils représentent les habitants qui ne veulent pas non plus y renoncer. » Un constat confirmé par une étude de l’institut de recherche Infas. Dans la capitale du Bade-Wurtemberg, presque la moitié des personnes utilisent leur voiture chaque jour. Un chiffre qui s’explique notamment par des trajets en moyenne plus long de 30 minutes en transports en commun entre la périphérie et le centre. Sans oublier les « immenses problèmes de fiabilité du réseau, selon Wolfgang Forderer, chef du département de la mobilité de la Ville. Ceux qui veulent arriver à l’heure privilégient donc la voiture. »
Sous la pression des automobilistes, la municipalité s’est résignée à construire de nouvelles routes. Un cercle vicieux à l’odeur d’asphalte. Exemple récent : la construction du tunnel de Rosenstein (Rosensteintunnel) reliant la commune d’Esslingen à Stuttgart, censé fluidifier la circulation. Pour Rudolf Pfleiderer, spécialiste dans la construction des routes : « Faire toujours plus de routes ne sert à rien. Plus il y en a, plus le trafic routier augmente. » Un avis partagé par Matthias Lieb, président du club de la circulation du Bade-Wurtemberg (Verkehrsclub Deutschland), une organisation qui s’occupe de la protection de l’environnement et de la mobilité : « Les gens font toujours plus de kilomètres. »
Et de fait, la voiture reste omniprésente. L’étoile de Mercedes surplombe la gare et d’innombrables publicités accompagnent les voyageurs dans les rues de la ville. Avec, en tête, deux constructeurs : Porsche et Daimler. Les deux marques sont partout dans le quotidien des habitants. Entre les constructeurs et leurs sous-traitants, le secteur automobile est le principal pourvoyeur d’emplois et représente 45 % des revenus industriels de la région. À Untertürkheim et Obertürkheim, deux quartiers de la ville, les employés de l’industrie automobile se déplacent systématiquement avec leur voiture de fonction. Wolfgang Forderer confirme : « Quand on travaille à Daimler, on veut conduire une Mercedes. » Car la voiture reste aussi un symbole de réussite.
Mariella Hutt et Camille Henriot, à Stuttgart