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Glacis judiciaire

72 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plaie alsacienne de l’incorporation de force est toujours ouverte. Depuis le procès de Bordeaux, qui a cristallisé les tensions, les associations de malgré-nous tentent de protéger leur mémoire en demandant à la justice de trancher l’Histoire, jusqu’ici sans succès.

Alors que dans le reste de la France, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est apaisée, en Alsace, il n’en est rien. L’annexion de la région par l’Allemagne nazie en juin 1940 et l’incorporation de force dans la Wehrmacht ou les unités SS à partir de 1942 ont bouleversé le destin de 100 000 hommes et de l’Alsace toute entière.

« La mémoire des malgré-nousLe vocabulaire choisi est un enjeu mémoriel. « Incorporés de force » est utilisé en 1945 par une ordonnance qui leur donne le statut de morts pour la France. « Enrôlés de force » est un synonyme courant. Le terme « malgré-nous », déjà utilisé en 1920, a fait des débats et est surtout utilisé par les associations., ces Alsaciens incorporés de force, n’est pas partagée avec la nation. C’est une mémoire séparée de la grande mémoire nationale et dont la spécificité n’est pas reconnue. C’est pour cela que les malgré-nous sont extrêmement chatouilleux dès qu’on parle de ce sujet », explique Jean-Laurent Vonau, historien du droit et de l’Alsace. Le procès de Bordeaux est la genèse de ce malaise. Un engagé volontaire et treize Alsaciens incorporés de force dans une unité SS sont condamnés à la peine de mort, à de la prison et à des peines de travaux forcés en 1953, aux côtés d’Allemands, pour le massacre de 642 personnes à Oradour-sur-Glane. Sept jours plus tard, les malgré-nous sont amnistiés par le Parlement suite à une très forte contestation en Alsace. Cette annulation de la condamnation ne satisfait aucune des parties et n’éteint pas les conflits nés au procès de Bordeaux. 64 ans après, les malgré-nous et leurs héritiers se sentent toujours exclus et incompris par les « Français de l’intérieur ». Malgré ce procès, les associations de malgré-nous n’ont pas perdu confiance en la justice et continuent de lui demander de résoudre les conflits mémoriels.

En 1992, Robert Hébras, l’une des six personnes à avoir survécu au massacre d’Oradour-sur-Glane, fait paraître un livre, Oradour-sur-Glane, le drame heure par heure. Dans l’ouvrage, une phrase fait bondir l’Association des évadés et incorporés de force (Adeif) : « Parmi les hommes de main, il y avait quelques Alsaciens enrôlés soi-disant de force dans les unités SS ». C’est le « soi-disant » qui choque, car il suppose la remise en cause de la contrainte qui pesait sur les Alsaciens. L’Adeif réagit, le texte est modifié. En 2008, la première version ressort dans les librairies et le « soi-disant » fait à nouveau son apparition. Les Adeif du Bas-Rhin et du Haut-Rhin attaquent le livre en référé pour empêcher sa publication. La bataille judiciaire commence. Déboutée en première instance, l’association fait appel. Robert Hébras est condamné. Pour le juge de la Cour d’appel, il a abusé de sa liberté d’expression concernant « une vérité historiquement et judiciairement établie ». En cassation, les Adeif sont déboutées, la justice n’arbitre pas le débat.

Un combat judiciaire pour la réhabilitation

Procès en cassation à Paris. Les associations sont à nouveau déboutées. Procès en appel à Colmar. Les ADEIF sont déboutées. Procès en première instance à Strasbourg. Les ADEIF sont déboutées. Rediffusion sur Arte du documentaire. Le chiffre qui posait problème dans la première version est modifié. Diffusion sur France 3 du documentaire “Das Reich, une division SS en France” réalisé par Michaël Prazan. Un chiffre entre autre pose problème : celui de 6 000 Alsaciens incorporés dans l’unité SS. Procès en cassation à Paris. Les ADEIF sont déboutées sans renvoi possible. Procès en appel à Colmar. Robert Hébras est condamné. Procès en première instance à Strasbourg. Les Associations des évadés et incorporés de force (ADEIF) du Bas-Rhin et du Haut-Rhin sont déboutées. Le livre reparaît dans une version similaire à celle de 1992. Robert Hébras change le passage mis en cause par les associations de malgré-nous de son livre. Robert Hébras, l’un des six survivants du massacre d’Oradour publie “Oradour-sur-Glane, le drame heure par heure”. Un passage remet en cause l’incorporation de force. Une loi d’amnistie est votée par le Parlement suite à la forte contestation alsacienne. Le procès de Bordeaux s’ouvre. Il juge un volontaire et treize Alsaciens incorporés de force dans une unité SS ainsi que six Allemands pour le massacre de 642 personnes à Oradour-sur-Glane en juin 1944. Ils sont condamnés à de la prison, de travaux forcés et à la peine de mort. 12 janvier - 12 février 1953 19 février 1953 AMNISTIE DESMALGRÉ-NOUS PROCÈS DE BORDEAUX CHANGEMENT DU PASSAGELITIGIEUX PREMIER PROCÈS HÉBRAS TROISIÈME PROCÈS HÉBRAS REDIFFUSION SUR ARTE DEUXIÈME PROCÈS DAS REICH PUBLICATION DU LIVRE DE ROBERT HÉBRAS REPARUTION DANS LA VERSION ORIGINALE DEUXIÈMEPROCÈS HÉBRAS DIFFUSION DU DOCUMENTAIRE DAS REICH TROISIÈME PROCÈS DAS REICH PREMIER PROCÈS DAS REICH 1992 2008 Octobre 2010 Octobre 2013 Septembre2012 Avril 2015 Avril 2016 Octobre 2017 Mars 2015 Juillet 2015 2004

12 janvier - 12 février 1953

Procès de Bordeaux

Le procès de Bordeaux s’ouvre. Il juge un volontaire et treize Alsaciens incorporés de force dans une unité SS ainsi que six Allemands pour le massacre de 642 personnes à Oradour-sur-Glane en juin 1944. Ils sont condamnés à de la prison, de travaux forcés et à la peine de mort.

19 février 1953

Amnistie des malgré-nous

Une loi d’amnistie est votée par le Parlement suite à la forte contestation alsacienne.

1992

Publication du livre de robert hébras

Robert Hébras, l’un des six survivants du massacre d’Oradour publie “Oradour-sur-Glane, le drame heure par heure”. Un passage remet en cause l’incorporation de force.

2004

Changement du passage litigieux

Robert Hébras change le passage mis en cause par les associations de malgré-nous de son livre.

2008

Reparution dans la version originale

Le livre reparaît dans une version similaire à celle de 1992.

Octobre 2010

Premier procès hébras

Procès en première instance à Strasbourg. Les Associations des évadés et incorporés de force (ADEIF) du Bas-Rhin et du Haut-Rhin sont déboutées.

Septembre 2012

Deuxème procès hébras

Procès en appel à Colmar. Robert Hébras est condamné.

Octobre 2013

Troisème procès hébras

Procès en cassation à Paris. Les ADEIF sont déboutées sans renvoi possible.

Mars 2015

Diffusion du documentaire das reich

Diffusion sur France 3 du documentaire “Das Reich, une division SS en France” réalisé par Michaël Prazan. Un chiffre entre autre pose problème : celui de 6 000 Alsaciens incorporés dans l’unité SS.

Avril 2015

Rediffusion sur arte

Rediffusion sur Arte du documentaire. Le chiffre qui posait problème dans la première version est modifié.

Juillet 2015

Premier procès das reich

Procès en première instance à Strasbourg. Les ADEIF sont déboutées.

Avril 2016

Deuxième procès das reich

Procès en appel à Colmar. Les ADEIF sont déboutées.

Octobre 2017

Troisième procès das reich

Procès en cassation à Paris. Les associations sont à nouveau déboutées.

6 000 incorporés de force ? Le nœud du problème

Deux ans après l’issue des procédures relatives au livre de Robert Hébras, c’est le documentaire de Michaël Prazan Das Reich, une division SS en France diffusé en 2015 qui fait scandale en Alsace. Le réalisateur évoque le chiffre de 6 000 Alsaciens enrôlés de force dans la division Das Reich, celle-là même qui a commis le massacre d’Oradour. « Dès qu’on  a entendu ça, on a tout de suite porté réclamation », raconte René Gall, président de l’Adeif du Bas-Rhin. Pour Jean-Laurent Vonau, le calcul n’est pas bon : « Il n’y a jamais eu 6 000 Alsaciens dans la Das Reich, tout au plus 800. En parlant de 6 000 malgré-nous, on l’impression qu’il n’y avait que des Alsaciens dans cette unité. Le film est monté de telle manière que les Alsaciens sont forcément coupables ». Pour obtenir ce chiffre, Michaël Prazan a travaillé avec Christian Ingrao, historien au CNRS et spécialiste de l’histoire du nazisme. « Les documents ont disparu à la fin de la guerre. Christian Ingrao a dû faire une projection à partir d’autres documents, explique le réalisateur du documentaire. Il m’a fourni une fourchette allant de 2 000 à 6 000 incorporés de force. »

Comme lors de la bataille juridique face à Robert Hébras, les deux Adeif attaquent. Elles perdent en référé, en appel et en cassation. La justice ne tranche pas le débat. Pour la Cour d’appel de Colmar, « le chiffre exact est inconnu, faute d’archives ». Un soulagement pour le documentariste Michaël Prazan, qui estime qu’ « avec ce procès, on risquait gros. Si les associations de malgré-nous gagnaient, c’était une menace pour l’Histoire. Ils auraient eu la maîtrise de la mémoire et des chiffres ».

Pour les associations, ces bagarres judiciaires « coûtent énormément d’argent et jusqu’à présent, nous n’avons pas eu gain de cause, raconte René Gall. Ça nous fait mal au cœur d’être déboutés mais c’est notre seul moyen d’action. » Tout le monde n’est pas aussi catégorique. Marie-Laure de Cazotte, auteure du roman À l’ombre des vainqueurs, qui traite notamment de l’incorporation de force, estime que « la discussion vaut toujours mieux que l’action juridique. Ça ne sert à rien et c’est contre-productif. Leur démarche était juridiquement vouée à l’échec puisqu’aucune association isolée ne peut être représentative d’une collectivité ». Les associations ne voient, elles, qu’une solution : les procédures judiciaires. L’Adeif a déposé une requête auprès de la Cour européenne contre la France pour tenter d’obtenir gain de cause.

Margaux Tertre