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La guerre des biens spoliés

Plus de 70 ans après la Seconde Guerre mondiale, la question des spoliations opérées par le régime nazi n'est pas encore soldée. Les membres de la communauté juive, premières victimes de ces mesures, peuvent aujourd'hui encore prétendre à une indemnisation.

 

À son retour après-guerre, Jean Meyer a retrouvé l'appartement de ses parents détruit, et l'entreprise
familiale réquisitionnée. Photo : Eddie Rabeyrin / CUEJ

Le 7 septembre 2007, Jean-Pierre Dreyfus touche 15 000 euros d’indemnités de la part de l’Etat français, en dédommagement d’un tableau spolié à sa famille à Strasbourg pendant la Seconde Guerre mondiale. « J’ai réparti la somme entre moi-même, ma nièce et son frère »précise l’octogénaire. L’œuvre, « un grand tableau qui était dans l’appartement de mes parents », ne lui avait pas laissé un grand souvenir, eu égard à son jeune âge - 7 ans en 1939. « Mon père m’avait dit qu’il n’avait rien touché [pour les biens spoliés pendant la guerre]. En faisant une réclamation auprès de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), j’ai appris qu’il avait en fait bien été dédommagé d’une somme. C’est en comparant l’inventaire des biens de l’appartement réalisé par les Allemands que l’on s’est rendu compte qu’il y avait ce tableau, et qu’il n’avait pas été comptabilisé lors de l’indemnisation », raconte Jean-Pierre Dreyfus. 

1 300 demandes d’indemnisation dans le Bas-Rhin

Comme lui, de nombreuses victimes juives de spoliations peuvent encore bénéficier, plus de 70 ans après la guerre, de réparations financières de l’Etat français. Elles sont dispensées par la CIVS, un organisme créé en 1999 sur les recommandations de la Mission Mattéoli, qui avait été chargée par le Premier ministre de l'époque, Alain Juppé, de dresser un état des lieux des spoliations infligées aux Juifs de France par le régime de Vichy et l’occupant. La mission de cette commission est de fournir, sans délai de prescription aucun, une indemnisation aux personnes qui ont subi les législations antisémites pendant la guerre. Sont pris en compte les préjudices comme les pillages d’appartement, les spoliations professionnelles ou immobilières, les confiscations d’avoirs bancaires, les vols ou ventes forcées de biens culturels (comme les œuvres d’art) ou même les frais de passeurs. Depuis 1999, la CIVS a versé plus de 510 millions d’euros d’indemnités au total, mais les sommes peuvent être très variables d’un dossier à l’autre : de quelques centaines d’euros pour des frais de passeurs à quelques centaines de milliers d'euros pour une famille qui était solidement implantée en France et disposait de plusieurs sociétés et succursales. En revanche, les dommages de guerre, tels que les destructions causées par les bombardements, ne rentrent pas dans ce cadre, car n’étant pas spécifiques à la population juive.

Parmi les demandes d’indemnisation que reçoit la CIVS, un bon nombre proviennent d’Alsace. Sur les quelques 35 000 dossiers traités par la commission depuis sa création, 1 300 concernent le seul département du Bas-Rhin. « Avec Paris, l’Alsace est l’un des deux gros foyers de la communauté juive en France », rappelle Matthieu Charmoillaux, attaché d’administration de la CIVS aux archives nationales. Pour retracer le parcours des biens spoliés dans la région, les archivistes de la CIVS sont confrontés à des difficultés supplémentaires : « Comme la Moselle, l’Alsace était un territoire allemand pendant la guerre et n’était pas concernée par la politique de spoliation mise en place par le régime de Vichy. Pour tout ce qui relève des spoliations officielles opérées par les Nazis, comme les nominations d’administrateurs provisoires, la vente ou l'aryanisation des commerces, nous n’avons rien aux archives nationales. Il nous faut donc interroger les archives départementales, qui détiennent encore beaucoup d’archives allemandes, voire faire des recherches en Allemagne, où nous avons une antenne »

Conséquence du temps qui passe, la CIVS reçoit de moins en moins de dossiers. La fin de sa mission a un temps été évoquée : « Il en a plus ou moins été question à un moment, mais ça a été mis de côté avec l’élection présidentielle et il n’y a pas eu d’information officielle à ce sujet depuis. Le jour où cela sera décidé par l’Elysée et Matignon, il y aura forcément une campagne de publicité avant pour essayer de toucher les dernières familles qui n’ont pas entrepris ces démarches », estime Matthieu Charmoillaux. En attendant, si, de manière évidente, les victimes directes sont de moins en moins nombreuses à se manifester, leurs descendants (enfants, petits-enfants ou autres ayants droit) peuvent eux aussi monter un dossier. L’indemnisation n’est alors souvent pas une fin en soi, les démarches pouvant aussi être un moyen de reconstituer une histoire familiale. « Certaines victimes peuvent avoir décidé de tirer un trait sur cette partie de leur histoire et ne plus en parler. A leur mort, leurs enfants ou petits-enfants déposent une requête auprès de la Commission, car cela leur permet de récupérer des documents et d’en apprendre plus sur cette période. Il est arrivé pour des familles dans le Bas-Rhin que la commission apprenne aux requérants que leur famille était passée par la zone Sud et y avait ouvert un autre commerce, par exemple », explique Matthieu Charmoillaux. Ce travail de mémoire se révèle parfois un exercice délicat, quand il touche à des secrets ou des histoires familiales lourdes qui n’ont pas été tirées au clair. Ainsi, une dame contactée par téléphone pour les besoins de l’article et qui, ayant tout juste ouvert une requête au nom de sa mère décédée, ne peut se résoudre à témoigner. « C’est trop douloureux », justifie-t-elle.

On a menacé de m’accueillir avec un fusil si je revenais 

Marcelle Rothé a retrouvé ses biens chez des Alsaciens, mais n'a pas pu tous les
récupérer. Crédit photo : Eddie Rabeyrin / CUEJ

Il faut dire que, pour beaucoup de Juifs, recouvrer les biens spoliés s’est rarement avéré aisé. Marcelle Rothé, 25 ans à l’époque, se rappelle qu’à son retour à Sarre-Union au sortir de la guerre, leur logement avait été vidé de ses meubles. Grâce à l’inventaire réalisé par les nazis au moment de la spoliation de leur logement, il était pourtant possible de savoir qui les détenait. « Sur la liste, le nom des acheteurs était marqué. Mais quand on se présentait chez les gens, ils prétendaient ne plus rien avoir. Une fois, on a menacé de m’accueillir avec un fusil si je revenais. Il a fallu que je prévienne les gendarmes pour récupérer ce qui m’appartenait. Parmi ces personnes, il y avait des gens qu’on connaissait, des habitants de la commune, des voisins. Mais les gens ne voulaient plus rendre ce qu’ils avaient acheté en pensant que nous ne reviendrions plus », se souvient la vieille dame qui, avec ses parents, avait fini par renoncer à tout récupérer.

« Nous pouvions difficilement nous comporter comme avant avec ces personnes, sachant qu’ils détenaient nos biens. Ce n’était pas facile mais, que voulez-vous ? La vie reprenait son cours. » Elle ne récupérera finalement que quelques meubles, dont une imposante armoire en bois qui, aujourd’hui encore, trône dans son salon et à laquelle elle tient beaucoup.

Des spoliations comme moyen de pression

Sur bien des points, le témoignage de Marcelle Rothé recoupe celui de Jean Meyer. A son retour à Strasbourg peu après les combats de la poche de Colmar, le jeune soldat des FFI, exilé au Puy-en-Velay durant les années de guerre, a retrouvé sa maison détruite par un bombardement. « Mais, comme tous les appartements juifs, les Allemands l’avait vidée dès 1940. Dans l’inventaire qu’ils avaient fait, il y avait un prix pour chaque chose. J'étais d’ailleurs vexé car mon guignol n’avait été estimé qu’à un mark. J’ai pu retrouver quelques meubles, comme ceux de la salle à manger, en Allemagne. Mais aucune des belles choses de la maison », rapporte-t-il. Qui plus est, l’entreprise de négoce de tissu de ses parents, repliée en Haute-Marne au début de la guerre, avait été saisie par les Allemands à la suite de la dénonciation de l’ancien chauffeur. « Ils avaient récupéré 40 wagons de tissu selon l’inventaire, se rappelle-t-il. Nous avons repris l’entreprise dans l’état où les Allemands l’avaient laissée. Ils avaient vendu tout le stock et construit, à nos frais, un appartement dans nos anciens ateliers de conception. Sur la porte, on pouvait encore lire « NSKK Führer », ce qui voulait dire "chef des conducteurs de camions nazis", car les lieux avaient été occupés par un Alsacien. » À la fin de la guerre, ce dernier a senti le vent tourner et vendu l’entreprise à son premier employé, qui était citoyen suisse, ce qui lui a permis de sauver sa fortune. « Il a eu deux ou trois ans de prison. Je ne préfère pas donner son nom, car il y a encore des gens de sa famille. Mais je sais qu’il est par la suite devenu un très gros industriel du plastique, maire de son coin et qu'il a eu des funérailles nationales. »

Pour autant, parmi les victimes alsaciennes des spoliations ne se trouvent pas que des Juifs. Les spoliations pouvaient aussi concerner les personnes qui faisaient preuve de peu d’enthousiasme vis-à-vis du nazisme. « Mon père était chef du bureau militaire Alsace-Lorraine, il était chargé de l’évacuation des gens vers le Sud-Ouest. Quand nous sommes revenus dans la maison le 20 août 1945, il ne restait que deux meubles. Elle avait été occupée pendant toute la guerre par un criminal commissar de la Gestapo qui avait tout emmené en partant », se souvient Jean Wolfram, nonagénaire qui, à l’époque, habitait Koenigshoffen. Pour ceux qui étaient revenus en Alsace après l’évacuation, ces mesures pouvaient constituer un moyen de pression. « Né en 1922, mon frère était en âge d’être incorporé dans l’armée allemande, se souvient Robert Buchert. Pour cette raison, il n’était pas rentré en Alsace après l’évacuation et était resté à Bordeaux. Cela nous a causé des ennuis, parce que les nazis le recherchaient. Ils ont donc coupé l’approvisionnement de marchandises du commerce de boyauderie de mon père, qui ne travaillait quasiment plus. En 1943, nous avons même été perquisitionnés. Dès le lendemain, nous avons décidé de quitter notre logement pour aller nous installer à 17 kilomètres de Strasbourg, à Weyersheim. »

Eddie Rabeyrin