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La fin de la ruralité juive

La communauté judéo-alsacienne a été bouleversée par la Seconde Guerre mondiale. Imprégnée d’une profonde ruralité, elle avait commencé un exode vers les grandes villes avant la guerre. Après l’occupation nazie, le phénomène s’est accéléré et a entériné la désertion juive des campagnes alsaciennes.

On ne vient plus à la synagogue de Bouxwiller pour prier ou lire la Torah mais pour une balade dominicale au musée. Reconvertie en temple de l’histoire judéo-alsacienne, elle témoigne des différents aspects de la culture juive, aussi bien les vêtements traditionnels que l’architecture ou les métiers exercés traditionnellement par les juifs dans les villages alsaciens. 3 500 visiteurs de toutes confessions s’y rendent chaque année.

Synagogue de Bouxwiller
Le musée judéo-alsacien de Bouxwiller (Bas-Rhin), ancienne synagogue juive. Crédit photo : Collection personnelle Olivier Lévy / DR.

Un sort heureux pour cet édifice religieux, saccagé par les nazis, qui a failli être rasé et transformé en parking de supermarché en 1983. Grâce à un engouement populaire et un long travail juridique, la synagogue est finalement sauvée, pour devenir le Musée juif de Bouxwiller en 1998. Une situation exceptionnelle parmi les lieux de culte judéo-alsaciens. Beaucoup ont été détruits. D’autres ont été vendus par le Consistoire israélite du Bas-Rhin,

Une décision de l’institution chargée du culte hébraïque motivée par des besoins financiers mais surtout par la désertion progressive des campagnes par les communautés juives, à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Un exode qui a condamné le culte rural selon Yoav Rossano, chargé de mission patrimoine du Consistoire du Bas-Rhin. « Sur les trente synagogues encore sous la tutelle du Consistoire, il y en a peut-être huit d’actives, déplore-t-il. Il n’y a plus de juifs dans les villages. »

Les deux tiers des israélites alsaciens ont été évacués dès 1939. Le reste a été expulsé par les Allemands dès le début de l’annexion en juillet 1940. À la fin de la guerre, ceux qui avaient survécu aux camps (2 464 juifs sont morts en déportation rien que dans le Bas-Rhin, d’après le Memorbuch de René Gutman, ancien grand rabbin de Strasbourg) sont pour beaucoup revenus en Alsace.

Pour autant, beaucoup ont très vite quitté leurs logements initiaux et se sont concentrés dans les villes. Rien qu’à Bouxwiller, la communauté juive est passée de 106 à 40 membres entre 1936 et 1953. Dans le Bas-Rhin, « les communautés rurales isolées ont préféré se diriger vers Strasbourg. Cela a créé un vide énorme dans les campagnes », fait valoir Alain Kahn, président de la communauté juive de Saverne.

Des raisons économiques expliquent en partie ce départ. Avant la guerre mais surtout après, les métiers changent et demandent de plus larges clientèles. « Les gens ne sont plus paysans ou commerçants. Ils sont avocats, médecins, dentistes… Il y en a quelques-uns qui font HEC ou une école d’ingénieur » raconte Jean-Pierre Lambert, vice-président de la Société d’histoire israélite d’Alsace et de Lorraine (SHIAL). « Et il y a quelque chose de très important aussi dans le judaïsme : il faut être un certain nombre pour bien pratiquer et peut-être avaient-ils envie de se fondre dans un milieu », continue-t-il. Une chose est sûre : « L’accueil de la population alsacienne, au retour, a été très dur, en particulier dans les villages », constate Jean-Pierre Lambert.

Les communautés juives d'Alsace à leur apogée au milieu du XIXe siècle.
Source : site du Judaïsme d'Alsace et de Lorraine (judaisme.sdv.fr)

Dur retour à la vie d'avant 

Même constat pour Raymond Levy, qui se considère avec sa femme comme les derniers juifs de Niederbronn-les-Bains, et dont la famille a connu l’évacuation, la résistance et surtout le retour à la campagne. « L’installation a été difficile. Les Alsaciens sont quand même passés par quatre ans de propagande nazie », reconnaît-il. Beaucoup avaient récupéré les appartements anciennement occupés par les juifs grâce aux services sociaux du régime totalitaire. « La phrase typique c’était : "Ah bah on pensait pas que vous alliez revenir" », décrit l’homme, aussi secrétaire de l’association des Amis du musée juif de Bouxwiller. Une réaction de la part des villageois, aussi synonyme de mauvaise conscience de « n’avoir rien fait », selon Raymond Levy. «Vous savez, quand on a mauvaise conscience par rapport à quelqu’un, on a tendance à l’ignorer. Ce qui est encore pire », fait-il remarquer. Tous ces travers se sont vite éclipsés pour la famille du dernier juif de Niederbronn-les-Bains quand, à peine arrivée, elle a découvert sa maison bombardée. « La première préoccupation a été de retrouver un toit. Ils ont bossé comme des fous pour cela. Parce que l’argent pour la reconstruction est arrivé très très tard et très très peu », raconte Raymond Levy. Pour autant, aussi atroces qu’aient pu être ces conditions d’après-guerre, il s’accorde à dire que la Seconde Guerre mondiale n’a été qu’un facteur parmi d’autres, plus anciens, qui ont poussé à la fin de la ruralité, spécificité historique du judaïsme alsacien.

La guerre, « accélérateur de particules » 

L’exode israélite rural a en réalité démarré dès 1791, lorsque l’émancipation des juifs de l’Est a été acquise par décret de l’Assemblée nationale. Un texte officiel autorise les juifs alsaciens à circuler librement sur le territoire, s’installer dans les villes et exercer le métier qu’ils veulent. « Voilà des gens qui étaient à l’état de servage depuis 2000 ans et qui se retrouvent pour une première fois libres », explique Raymond Levy. La Révolution industrielle est ensuite entrée en jeu, qui a participé à la modernisation de la société.

Puis la Seconde Guerre mondiale est arrivée « comme un accélérateur de particules », selon Norbert Engel, ancien adjoint (PS) à la culture de Catherine Trautmann à la mairie de Strasbourg. Le conflit a achevé la destruction de l’ancien monde judéo-alsacien pour en ouvrir un autre, plus concentré et plus urbain. Aujourd’hui, les principales communautés juives sont rassemblées dans les très grandes villes comme Colmar, Mulhouse ou Strasbourg, devenue la seconde plus grande communauté juive de France après Paris, avec 15 000 juifs. 

Thomas Rolnik