Malgré la proximité d’Auchan, le géant de la grande distribution, les petits commerces résistent bien. Chacun y trouve son compte, sans empiéter sur le terrain des autres.
Arrêt Maison-Rouge, sur la ligne L3. Chaque bus qui s'immobilise déverse un flot de passagers avec leurs cabas vides sous le bras. Sur cette partie de la route de Bischwiller bat le cœur commerçant de Schiltigheim.
À l’abri des regards, en retrait de la chaussée, la terrasse du bar PMU “La Cravache d’or” accueille ses premiers clients de bon matin : des habitués venus parier aux courses et des travailleurs pressés. Ils prennent place en discutant autour des tables en plastique, encerclées par la rambarde en bois qui délimite l'avancée extérieure. Installés sur des chaises métalliques, une poignée d’ouvriers, les habits tachés de peinture, finissent d’avaler leur café. Ils se dirigeront bientôt vers le chantier de la future médiathèque, à quelques dizaines de mètres de leur QG.
Un peu plus loin, le gérant de l’épicerie Asan Market a déployé ses étals, soigneusement alignés sur le trottoir. La lumière du soleil illumine les fruits et légumes aux couleurs vives. En face trône la seule galerie commerciale du secteur, qui accueille un supermarché Auchan et cinq autres boutiques. Des clients venus y faire leurs courses s’échappent par ses portes coulissantes pour aller inspecter les raisins et les figues de Barbarie de l’épicerie, ou pour acheter leur baguette dans l’une des boulangeries situées à proximité. C’est un ballet qui se joue là tous les jours : les clients – principalement des habitants de Schiltigheim et Bischheim –
L'épicerie turque Asan Market a des clients fidèles et réguliers. © Manon Martel
naviguent entre le supermarché, les quatre épiceries spécialisées, les trois boulangeries, les deux fleuristes et d’autres commerces de proximité. Evelyne Caquelin, 80 ans, membre de l’Union des commerçants et artisans de Schiltigheim, habite la ville depuis 1965. Au fil des décennies, l’ancienne gérante de feu Cafés Reck – l’enseigne du numéro 114 a baissé pavillon fin 2017 –a constaté la fermeture de nombreuses boutiques ; la faute à Internet et à la zone commerciale de Mundolsheim-Vendenheim, analyse-t-elle.
Quand Auchan devient un commerce de proximité
Le magasin Auchan, qui s’est implanté en 2014 sur le site de l’ancienne brasserie Adelshoffen, occupe une place centrale dans l’activité commerciale schilikoise. Dans ses rayons, des retraitées croisent des familles, des trentenaires et des adolescents. Tous s’accordent sur le fait que ce supermarché de ville est un commerce de proximité incontournable.
Surprenant à première vue, mais les fidèles clients l’expliquent. “Je viens faire mes courses ici car je ne peux pas me déplacer trop loin toute seule”, témoigne Aimée, canne à la main. Comme elle, la plupart des clients viennent à pied ou à vélo. Bernard, retraité schilikois qui y fait généralement des achats d’appoint, se réjouit du “bon rapport qualité-prix. Ici, c’est bien moins cher qu’au Carrefour Express 800 mètres plus loin”.
Paradoxalement, les commerçants des boutiques alentour estiment ne pas subir la concurrence de cette grande enseigne. “La plupart des gens qui viennent dans notre épicerie savent qu’ils trouvent ici des produits spéciaux, qu’il n’y a pas à Auchan ou dans les autres commerces”, précise d’un air assuré le boucher d’Asan Market, en esquissant un sourire sous sa moustache. La petite boutique, qui fait face au supermarché, propose des spécialités alimentaires turques et bosniaques, comme les kadayıf, célèbres gâteaux turcs aux cheveux d’ange.
À chacun sa clientèle
La famille Gregorian tient l’ARM Market, un petit local à l’enseigne discrète, qui fait la part belle aux produits russes et arméniens. Le commerce, ouvert fin juillet, ne souffre pas non plus de la présence d’Auchan. “Lorsque nos clients veulent acheter des produits de base, ils laissent leurs achats ici et traversent la rue pour aller rapidement à Auchan avant de revenir”, ajoute la vendeuse Tatevik, une jeune brune d’une vingtaine d’années.
Pas de concurrence non plus avec l’Asan Market, son voisin, mais pour une autre raison : les récents affrontements entre l’Arménie et l'Azerbaïdjan – soutenu par la Turquie – au Haut-Karabakh. Rien d’étonnant donc à ce que le sourire de Tatevik se crispe légèrement quand on lui parle de l’Asan Market, dont le propriétaire est turc. “Nos clients ne vont pas chez eux et inversement”, déclare-t-elle, “c’est une question de principe”. Les relations entre les deux commerces ont beau être très cordiales, les tensions internationales n’épargnent pas la route de Bischwiller.
L’épicerie orientale Choc Market doit ouvrir rue de la République à Hoenheim mi-novembre. Elle investit les murs de l'ancien Spar, qui a fait faillite en octobre 2019. Cette fermeture a laissé les habitants sans supérette ou épicerie de proximité. “Quand un soir j’ai besoin d’une boîte d’œufs, je suis obligé d’aller jusqu’au Super U, à plus de deux kilomètres”, relève un quinquagénaire hoenheimois.
Hanise Mentese et Basi Hadem, à la recherche d’un local depuis trois ans, ont sauté sur l’occasion. La première se réjouit de l’emplacement de son magasin : “On est juste à côté de la mairie, en plein centre. C’est une supérette où on pourra trouver de tout.” Les deux gérants mettent l’accent sur le futur rayon de boucherie halal, qui s’étalera sur dix mètres. “Ça manquait dans les environs”, commentent-ils.
Face aux réclamations des habitants en faveur de l’ouverture de nouveaux commerces, Claude Hokes, adjoint chargé des finances et de la vie économique à Hoenheim, demeure sceptique : “Tout le monde veut avoir le boulanger et l'épicerie à côté de chez soi, mais pas sûr qu'ils y aillent.” Il rappelle l’exemple du marché de Hoenheim, mis en place devant la mairie pour répondre à une forte demande, mais qui ne rencontre pas le succès escompté. “Il faut faire attention à l’exigence de proximité des gens, alors qu’ils ont pris l’habitude d’aller faire leurs courses ailleurs”, prévient l’élu. De leur côté, Hanise Mentese et Basi Hadem espèrent que la clientèle sera au rendez-vous.
Basi Hadem prépare les rayons pour l'ouverture du Choc Market. © Manon Martel
Ala'a Chhadee, Manon Martel et Sophie Pouzeratte