Un nuage de fumée se dégage d’un véhicule, désormais réduit en cendres. Des balles traversent le ciel. Leurs sifflements brisent le silence. En un instant, un Wiesel, blindé de combat léger de l’armée allemande, surgit d’une forêt, camouflé par des branches. Des soldats font irruption par dizaines sur le champ de bataille, évitant les rafales. Un militaire s’écroule, touché. Sous l'œil des journalistes, la démonstration de tir se termine. Ce 4 décembre, 1 700 militaires de quinze pays européens, dont la France, sont réunis à Bergen, dans le nord de l’Allemagne. L’exercice, baptisé Milex 24, commencé huit jours plus tôt, doit s’achever le 10 décembre 2024.
Depuis l’invasion de la Russie par l’Ukraine, l’Europe craint une guerre de grande intensité et multiplie les entraînements. Milex 24 est le deuxième exercice de ce type organisé sous l’égide de l’Union européenne. Il a fallu deux ans pour préparer, coordonner et acheminer sur place les militaires et leurs équipements. « Ces exercices sont primordiaux. La sécurité en Europe se dégrade. Les 27 l’ont compris. Nous devons être prêts », affiche Delphine Pronk, présidente du Comité politique et de sécurité, une instance de l’UE qui coordonne les questions de défense du Vieux Continent.
L’exercice mené à Bergen a deux objectifs : améliorer la coordination de groupements armés multinationaux déjà existants, pour leur permettre de réagir plus rapidement à des situations de crise en dehors de l’UE ; développer et d'entraîner une nouvelle formation européenne, la capacité de déploiement rapide (CDR). Cette force de 5 000 hommes, destinée à gérer les conséquences d’une éventuelle attaque bactériologique ou des rapatriements d’urgence, devrait être déployée à partir de 2025.
Construire le pilier européen
À Bergen, chaque volet de l’exercice a été préparé de manière commune : commandement, logistique, médical. Sous les tentes, Polonais et Français discutent stratégie, pendant que des chirurgiens suédois et allemands se retrouvent autour d’une table d’opération. Plusieurs des soldats présents portent un insigne gris en forme de bouclier brodé sur leur treillis et montrant une carte de l’Union européenne traversée par un glaive, celui de l’Eurocorps. Cet état-major multinational, créé en 1992 et qui regroupe onze pays, est à la fois au service de l’UE et de l’OTAN.
Car aujourd’hui, on ne peut pas parler de défense en Europe sans parler de cette organisation créée en 1949 pour répondre à la menace soviétique dans le contexte de la guerre froide. « L’OTAN est le pilier indépassable de la sécurité européenne, considère Romain Le Quiniou, directeur du think tank Euro Créative. Aucun pays membre de l’UE ne veut en sortir. »
Exercices militaires, investissements dans l’armement, coordination logistique… L’Europe accélère la mise en place de son plan de défense tout en restant étroitement liée à l’OTAN.
Entre piratages et désinformation, l'UE est menacée en ligne. Les États membres essaient timidement de coopérer pour résister à ces menaces, mais une défense commune sur la question reste un horizon lointain.
Car si des États sont moins avancés, selon Arnault Barichella, chercheur associé en cybersécurité à l'institut Jacques Delors, "certains pays comme la France, l'Allemagne ou l'Estonie ont mis en place des mesures ambitieuses au cours des dernières années". L'Hexagone s’est par exemple doté, dès 2009, d’une agence nationale spécialisée dans la cybersécurité : l’ANSSI. Connus comme les "cyber pompiers" français, ses agents interviennent lors d’une cyberattaque pour l’arrêter et identifier les pirates.
Des cyberattaques à la désinformation
En parallèle de cette protection des infrastructures numériques, la France s’arme aussi face aux menaces informationnelles. Elle est considérée comme en pointe dans la lutte contre la désinformation et a créé en 2021, la Viginum, un bureau dédié à l’observation des ingérences étrangères. "À sa création, l'agence était unique à travers le monde. Et depuis qu'elle existe, notamment cette dernière année, nous avons été très sollicités par des partenaires étrangers, plutôt européens", explique Claire Benoit, la cheffe du bureau de coordination et stratégie de la Viginum.
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La multiplication de ces ingérences étrangères pousse d'autres pays à suivre l'exemple français. La Suède s'est ainsi dotée d'un service analogue en 2022. À l’instar des cyberattaques, la désinformation peut elle aussi déstabiliser les processus démocratiques, comme en témoigne le cas récent de la Roumanie. À l'occasion de ses élections présidentielles en décembre 2024, le pays a été la cible d’une vaste opération d'influence pro-russe sur les réseaux sociaux qui visait à inciter la population à voter pour le candidat d'extrême-droite, Calin Georgescu. Ce dernier est finalement arrivé en tête au premier tour du scrutin. Les liens directs entre cette campagne de désinformation et les conséquences ne sont pas encore avérés. Toutefois, la situation a conduit la Cour constitutionnelle de Roumanie à invalider les résultats du premier tour, allant jusqu'à l’annulation des élections.
Mélissa Le Roy
"La sécurité ne se limite pas aux menaces extérieures. Les cybermenaces et les menaces hybrides s'amplifient", a alerté la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors de son discours d'investiture du 18 juillet 2024. Ces dernières années, les opérations qui déstabilisent la société, comme les cyberattaques, ont explosé dans les démocraties et notamment dans l’UE.
La France en a d'ailleurs fait les frais durant sa campagne présidentielle de 2017. Quelques jours avant le second tour du scrutin, les messageries électroniques de personnalités d'En Marche ! sont piratées. Résultat : plus de 70 000 documents et e-mails internes au parti sont rendus publics sur le web et les réseaux sociaux. Nommée "Macron Leaks", l'affaire a fait grand bruit, les pirates ayant mélangé des documents authentiques avec des falsifiés, dans le but de brouiller la frontière entre vérité et mensonge. Presque deux ans plus tard, Le Monde révélera que cette tentative d'intrusion dans la politique française avait été menée par des groupes de pirates, proches du renseignement militaire russe.
Même si elle n'est pas la seule, la Russie demeure un acteur majeur en termes de menace cyber. Depuis le début de la guerre russo-ukrainienne en 2022, plusieurs pays européens connaissent une augmentation des cyberattaques venant d'organisations russes. En Estonie, on observe que le nombre d'attaques de déni de service – qui consistent à multiplier les connexions sur un système pour le paralyser – a augmenté de 60 % entre 2022 et 2023. "Nous avons assisté à une intensification des piratages à motivation politique, liés aux tensions géopolitiques et aux conflits en cours. Par exemple, notre soutien à l'Ukraine a fait de nous une cible pour les hacktivistes du Kremlin, analyse Gert Auväärt, directeur général adjoint de l'Autorité estonienne du système d'information (RIA). On découvre en permanence de nouvelles vulnérabilités et les outils techniques pour les détecter et les exploiter s'améliorent."
Une cyberdéfense européenne, mission impossible ?
Pour détecter les menaces, l'UE s'appuie sur son agence pour la cybersécurité, l'Enisa. Mais cette dernière ne possède qu'un pouvoir de conseil. Et si certains acteurs, comme Ursula von der Leyen, plaident pour une cyberdéfense européenne, une coopération entre États sur le sujet semble bien lointaine. En cause : la proximité entre cybersécurité et renseignement, qui provoque une réticence des pays à transférer la gestion de leur défense et à partager leurs informations avec leurs voisins.
Faute de pouvoir disposer d’une cyberarmée européenne, l'UE mise alors sur la coordination des capacités nationales des pays. C'est d'ailleurs l'un des objectifs du règlement européen sur la "cyber solidarité" adopté le 2 décembre 2024 par les gouvernements des Vingt-Sept. Il s'agit de créer un "système d'alerte de sécurité" afin de mieux préparer les secteurs stratégiques comme la finance, l'énergie et la santé, aux potentielles attaques. Il est également prévu de mettre en place une liste d'experts en cybersécurité prêts à intervenir à la demande d'un État membre, ou d'institutions de l'UE pour "contenir le feu" d’une cyberattaque. Ces mesures visent à remédier aux inégalités de capacités de réponse aux piratages entre les divers pays.