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À la Robertsau, les professionnels de santé privilégient l'est du quartier au détriment de la Cité de l’Ill. Cette inégalité s'explique par les conditions socio-économiques des habitants.

L’inégale répartition de l’offre de santé libérale à la Robertsau

©Pierre-Mickaël Carniel et Matei Danes

Quartier à la population de 22 000 habitants, la Robertsau abrite un hôpital spécialisé en gériatrie, une clinique (Sainte-Anne) et des dizaines de cabinets médicaux et d’infirmerie. Dans les rues calmes de ce secteur résidentiel, une économie florissante consacrée à la santé s’est développée au cours des années: pharmacies, laboratoires d’analyses, opticiens, boutiques de prothèses auditives.

Mais ces services ne sont pas répartis uniformément, loin de là. Avec ses 106 professionnels de santé, la rue Boecklin, principale artère du Vieux Robertsau, concentre la majeure partie de l’offre libérale de santé du quartier. À l'inverse, la Cité de l’Ill est sous-dotée: la Maison urbaine de santé (MUS), inaugurée en janvier 2021, dispose d’un panel sommaire. À part cette structure, ce Quartier prioritaire de la ville (QPV) ne compte que deux cabinets de médecine généraliste, un cabinet d'infirmerie libérale et une pharmacie.

Pour la géographe Wahida Kihal, du Laboratoire image ville et environnement (LIVE) de l’Université de Strasbourg, “quand on parle de santé libérale, la première chose à prendre en compte est que les médecins libéraux, et plus généralement tous les services associés à la santé, s’installent là où ils le souhaitent”. Il s'agit de choix conscients, fruit d’une stratégie des praticiens, qui ont des effets concrets sur la population des territoires délaissés.

La chercheuse distingue les notions de “disparité” et d’“inégalité” dans la répartition des professionnels de santé. Le premier terme désigne une absence d’offre de soins justifiée par un manque de demande. Par exemple, dans un territoire vieillissant, on trouve moins de pédiatres. Le terme d’“inégalité”, en revanche, renvoie à un vide médical lorsque la demande existe. 

C’est le profil socio-économique du quartier qui entraîne ces inégalités: dans les zones les plus défavorisées, les professionnels hésitent à s’installer, alors même que les besoins en matière de santé sont importants. La Complémentaire santé solidaire (CSS) permet le remboursement des soins pour les plus démunis, mais certains médecins refusent de prendre en charge les bénéficiaires de cette aide. La géographe souligne le paradoxe de la situation: “Un dispositif censé garantir l’accès égal aux soins pour tous devient un frein à l’accès au soin pour les personnes vulnérables.”

Cartographier l’accès inégal à la santé

Pour cartographier les inégalités de santé, Wahida Kihal utilise un “indicateur de défaveur socio-économique” qui met en lumière les caractéristiques des espaces fuis par les médecins et services de santé.

L’indicateur prend en compte plusieurs variables socio-économiques fournies par l’Insee: le taux de chômage, le revenu médian, le taux de familles monoparentales, la part des prestations sociales dans le revenu total, la part des enfants déscolarisés à partir de 15 ans, entre autres. L’objectif est de déterminer dans quel domaine les pouvoirs publics peuvent agir pour garantir l’égal accès aux soins.

En matière d’offre libérale, ces derniers sont impuissants: “On ne peut pas forcer la main aux médecins.” Cela explique l'aggravation du problème des déserts médicaux depuis plusieurs années. “Par contre, pour s’assurer de la prise en charge des patients bénéficiant de la Complémentaire santé solidaire (CSS), on peut imaginer la mise en place de contrôles pour vérifier le respect de la loi. Mais même cela est compliqué, parce que certains médecins ne jouent pas le jeu”, regrette l’universitaire.

Pierre-Mickaël Carniel et Matei Danes

Un portrait socio-économique défavorable à la Cité de l’Ill

©Pierre-mickaël Carniel et Matei Danes

 

Pierre Tryleski, médecin citoyen

Généraliste installé à la Cité de l’Ill depuis 1988, Pierre Tryleski préside la Maison urbaine de santé (MUS) dans ce quartier défavorisé de la Robertsau. Il défend un "choix citoyen".

Pourquoi vous êtes-vous installé à la Cité de l’Ill ?

C’est un choix citoyen, je veux participer à la vie de la cité! Je revendique cette position: répondre aux besoins de santé est un acte citoyen. C’est pour cette raison qu’avec un autre médecin généraliste, on a créé la MUS en 2014. En 2020, on a emménagé ici dans cette nouvelle structure, au pied de la tour Schwab. Elle propose médecine générale, soins dentaires, aide psychologique et administrative, cabinet d’infirmerie.

Mais même ainsi, je considère que l’offre reste trop faible par rapport au reste de Strasbourg. Notamment en matière de soins spécialisés et par rapport à la densité de population qu’on trouve à la Cité de l’Ill.

Quelle est la situation de santé des habitants de la Cité de l’Ill ?

Ils sont en moins bonne santé de manière catastrophique. Ils meurent plus tôt, leur espérance de vie sans incapacité est moindre. En tant que médecin, c’est terrible de penser que la pauvreté joue un rôle déterminant en matière de santé et est associée à un risque de faire un AVC, de mourir plus tôt.

À la Cité de l’Ill, j’observe un certain nombre de pathologies chroniques: des problèmes dentaires, de l’obésité, des bronchites chroniques, du diabète, ainsi que des problèmes mentaux tels que l’isolement, la souffrance, la tristesse. Certaines zones du Neuhof, de Cronenbourg et de Hautepierre sont plus pauvres encore, et la situation y est encore plus préoccupante.

Si les habitants de la Cité de l’Ill jouissaient d’un accès aux soins égal à celui des autres habitants de la Robertsau, seraient-ils en meilleure santé, auraient-ils la même espérance de vie ?

Ce n’est pas aussi simple. Beaucoup de gens ne trouvent pas la porte d’entrée. Aujourd’hui, pour avoir accès à un médecin spécialisé par exemple, il faut passer par Doctolib. Il faut avoir un smartphone, un abonnement, et savoir naviguer sur internet. C’est le problème de la fracture numérique: certaines personnes renoncent à se soigner parce qu'elles ne maîtrisent pas ces outils.

Pierre Tryleski dans son cabinet avec derrière lui la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. ©Pierre-Mickaël Carniel

Il y a aussi le problème de la motivation. Certaines personnes se disent: “C’est trop compliqué, je laisse tomber, j’ai d’autres choses à faire.” C’est vrai pour la santé en général, pas seulement pour les soins. Certains cessent d’espérer pouvoir vivre en bonne santé. Ils n’imaginent pas la vie sans alcool ou sans tabac; ou ne considèrent pas la possibilité de pouvoir se maintenir en forme par le sport, par exemple.

 

Pierre-Mickaël Carniel et Matei Danes

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