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Sol brillant, lustres futuristes, larges baies vitrées et murs immaculés accueillant par endroit des inscriptions dorées. La réceptionniste propose diverses variétés de café. Nous sommes dans la clinique privée Tesla Medical, au cœur de Belgrade. Plus précisément, au pied des grands buildings en construction du quartier le plus onéreux de la ville, le Waterfront. Ici, depuis 2021, les patients mettent le prix dans toutes sortes de consultations médicales, d’une prise de sang à un rendez-vous gynécologique en passant par de légères opérations chirurgicales.

« Cette clinique, fondée par un chirurgien, va bientôt s’agrandir », précise avec fierté le chirurgien orthopédique Kadir Jahić qui travaille ici. Cet homme de 27 ans est aussi interne à l’hôpital universitaire de Belgrade, en parallèle. « Nous avons une des meilleures cliniques privées de Belgrade, avec le meilleur équipement. »

Depuis l’abandon du socialisme et la dislocation de la Yougoslavie dans les années 1990, le secteur médical privé a explosé. Entre 2010 et 2020, le nombre d’établissements de santé privés a augmenté de 48 %. D'après la banque mondiale, entre 2002 et 2022, la part du financement public dans l’ensemble des coûts de santé a baissé de 72 % à 62 % tandis que les dépenses des citoyens dans le privé ont doublé. 

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D'après l'opposition, les soutiens de Vučić sont payés et conduits en bus jusqu'au meeting. © Anna Chabaud

Ex-puissance communiste de 6,6 millions d’habitants, la Serbie est aujourd’hui l’un des États avec la plus grande croissance économique des Balkans. Pourtant, le 78e PIB (par habitant) mondial a encore de nombreux défis à relever : exode des cerveaux, inégalités croissantes et surtout corruption endémique. 

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Mihailo Gajić analyse les politiques publiques, en coopération avec des organisations nationales et internationales. © Tristan Vanuxem

La Serbie enregistrait un taux de croissance de 3,8 % en 2023, alors que la moyenne au sein de l'Union européenne était de 0,4 %. Diriez-vous que la Serbie vit une période de prospérité économique grâce à Aleksandar Vučić ?

Mihailo Gajić : La situation économique s’est nettement améliorée depuis dix ans. Le taux de chômage est historiquement bas : en 2012, il était de 25%, alors qu’aujourd’hui il stagne autour de 8%. Et, oui la pauvreté a baissé, mais il reste encore des problèmes sociétaux et économiques profonds. La Serbie fait toujours partie des pays les moins développés d’Europe. En ce qui concerne Vučić, ses politiques fiscales ont globalement été bonnes. Ses réformes pour attirer des investissements étrangers ont porté leurs fruits. Mais tous ces facteurs de croissance commencent à s’épuiser, et il faut en trouver de nouveaux. 

Comment expliquez-vous ce faible niveau de chômage ?

M.G. : Chaque année, environ 25 000 personnes de moins entrent sur le marché du travail, par rapport à celles qui partent à la retraite, donc forcément le chômage baisse. De plus, les travailleurs comme les médecins, les ingénieurs, les chauffeurs ou les ouvriers migrent vers l'Autriche et l'Allemagne. Là-bas, leur salaire est trois ou quatre fois plus élevé pour le même métier. Par ailleurs, les investissements étrangers ont beaucoup augmenté et représentent entre 6 et 8 % du PIB par an. C'est un niveau très haut comparé au reste de l'Europe. 

Qui sont les premiers investisseurs étrangers en Serbie ?

M.G. : Près de 370 000 emplois ont été créés par les investissements directs étrangers (IDE) dans le pays, pour la plupart dans le secteur de l’industrie. La majorité de ces IDE viennent de l’UE. La Chine est aussi considérée comme importante, même si 90 % de ses investissements sont concentrés sur seulement trois projets : les mines de cuivre à Bor – que Pékin veut faire évoluer pour qu'elles deviennent les premières d'Europe – l'aciérie de Smederevo et une société qui produit des pneus à Zrenjanin. Et puis il y a la Russie qui investit principalement dans la société de pétrole et de gaz serbe nationale Nis.

La France avec Vinci a rénové l'aéroport de Belgrade et s'occupe désormais de sa gestion. Diriez-vous que les entreprises françaises sont importantes dans le pays ? 

M.G. : Il y a plusieurs grandes entreprises françaises en Serbie, mais ce n'est pas le pays le plus représenté. Ces sociétés n'emploient d'ailleurs que 14 000 personnes, contre 80 000 pour les allemandes. En revanche, elles sont actives dans des secteurs clés de l'industrie. Par exemple, Veolia est impliquée dans la construction du futur métro de Belgrade, dans le traitement des déchets et dans la supervision des projets d'infrastructures gouvernementales. 

La Serbie est 105e sur 180 pays dans le classement de l’ONG Transparency International, qui révèle l’état de corruption du pays. Quel impact sur les IDE ? 

M.G. : La corruption n’entrave pas le développement des IDE en Serbie. Les grandes entreprises étrangères bénéficient d'un soutien gouvernemental, les formalités administratives sont simplifiées, voire supprimées. Pour elles, la corruption n’est qu’une forme de taxe parmi d'autres, et elles sont déjà peu prélevées grâce à diverses exonérations. Elles peuvent également compter sur le soutien de leur ambassade et de leur gouvernement pour les protéger. En revanche, la corruption est un problème plus grave pour les entreprises serbes, en particulier les petites ou moyennes entreprises qui ne bénéficient d'aucune protection. Elles versent des pots-de-vin à des représentants de l'État, non pas pour obtenir un avantage illégal, mais pour que les services publics fassent leur travail. Cela freine la croissance de l'économie locale, ce qui entraîne un très faible investissement des entreprises privées serbes, à seulement 4 % du PIB, soit moins de la moitié de la moyenne des pays d’Europe centrale et orientale. À titre de comparaison, en Pologne c'est 15 à 16 %. 

Propos recueillis par Athénaïs Cornette  et Tristan Vanuxem

Mihailo Gajić, directeur de recherche au think tank Libek, dresse le portrait de l'économie serbe, largement dépendante des investissements étrangers.

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 Aleksandar Vučić utilise les médias pour attaquer et diffamer ses opposants. © Paul Ripert

Face aux mobilisations étudiantes sans précédent en Serbie, le président Aleksandar Vučić utilise un appareil répressif varié, entre propagande et coupes salariales, pour se replacer au centre du jeu.

Des coupes salariales drastiques pour les enseignants

La révolte populaire s’étouffe aussi en muselant ses alliés. Pour réduire le soutien qu'apportent les enseignants aux étudiants, le gouvernement profite de la suspension des cours pour s’attaquer aux salaires. La répartition de leurs unités de travail, et ainsi de leur rémunération, a été modifiée par le nouveau ministre de l’Éducation, Dejan Vuk Stanković, nommé le 16 avril. En temps normal, chaque professeur d’université doit effectuer 20 heures de cours et 20 heures de recherche par semaine. À cause des blocages, le nombre de cours a été réduit à zéro, restreignant alors de moitié le salaire des professeurs. Mais le ministère a décidé de les contraindre encore plus, en abaissant le nombre d’heures de recherche à 5 au lieu de 20. « En avril, je n’ai reçu que 12,5 % de mon salaire, se désole Mihailo Jelić, professeur de génétique à la faculté de biologie de Belgrade. Grâce à des revenus extérieurs, j’ai pu arriver à un salaire de 60 000 dinars [environ 500 euros, ndlr], mais c’est bien loin des 14 000 [1 200 euros, ndlr] habituels. C’est une forme de pression contre les enseignants, pour qu’on arrête de soutenir les étudiants. »

Après une nouvelle salve de blocages démarrés en janvier, certaines facultés ont reçu l’obligation de dispenser des cours en ligne aux étudiants, suscitant une vive opposition. Une demande qui a aussi suscité une forte mobilisation des étudiants, percevant cette demande comme un contournement des blocages. Dans la faculté de philosophie de Nis, la moitié des professeurs a empêché le déroulement des cours en ligne et s’est mise en grève. « Je suis un peu sceptique quant aux cours à distance, affirme de son côté Mihailo Jelić. Beaucoup de cours pratiques sont impossibles à faire en ligne. Avec mes collègues, nous sommes disposés à donner aux étudiants les meilleurs cours dans de bonnes conditions, mais lorsque les blocages s’arrêteront, et que leurs revendications seront satisfaites. »

Anna Chabaud

Paul Ripert

« Les services secrets sont venus dans mon bureau pour me convaincre de ne pas soutenir les blocages »

Pour mater la révolte populaire, le pouvoir brandit également l’arme de la désinformation. Début mars, l’entièreté des médias contrôlés par le pouvoir s’empare d’une histoire : plusieurs étudiants, réunis en secret, fomenteraient une attaque violente lors d’une manifestation à venir, avec pour objectif d’occuper le Parlement. Six étudiants et activistes ayant participé à cette réunion sont arrêtés le 14 mars à Novi Sad, la deuxième plus grande ville de Serbie. Le régime les accuse de « conspiration contre la sécurité de la Serbie ». Une détention que les manifestants et l’opposition jugent illégale, arguant que les propos tenus n’étaient pas réalistes et sérieux. Pour apporter leur soutien à ces élèves, les universités de tout le pays se mobilisent.  

La faculté de philosophie de Nis en fait partie. À l’intérieur des amphithéâtres bloqués, où la nourriture, les pancartes et les jeux de sociétés s’amoncellent, les étudiants discutent de leur mouvement et de leurs futures actions. Eux aussi disent avoir fait l’objet de diffamation de la part de militants du SNS. « Pendant un meeting de Vučić, un professeur de la faculté d’histoire a accusé les étudiants de l’avoir attaqué personnellement, déclare Andjela Miladinović, étudiante en troisième année de journalisme à Nis. Il a aussi raconté subir des pressions de la doyenne. Toutes ces fausses informations ont fait le tour des médias pro-régime. » 

Natalija Jovanović, la doyenne de la faculté de philosophie de Nis incriminée par le professeur, est une opposante du régime de longue date. Elle était déjà active dans les mouvements militants des années 1990, en faveur de la destitution de l’ancien président autoritaire Slobodan Milošević. Lorsque ses étudiants bloquent la faculté pour la première fois en décembre 2024, le gouvernement cherche à l’intimider. « Les services secrets sont venus dans mon bureau pour me convaincre de ne pas soutenir les blocages si je ne voulais pas avoir de problèmes, se souvient-elle. Je leur ai dit que j’allais les soutenir, que je les attendait depuis 30 ans et qu’il n’y avait aucun prix assez fort pour me faire dévier de mes convictions. » La doyenne devient une cible publique du gouvernement.

Si elle s’en amuse aujourd’hui, Natalija Jovanović est présentée sur les chaînes de propagande comme l’une des trois plus grandes criminelles de Serbie. Les tabloïds gouvernementaux s’acharnent, l’attaquant sur sa situation financière confortable et sur de prétendus achats de luxe dans de grands centres commerciaux. Un discours haineux, qui trouve son point culminant par une attaque au couteau commis par une sexagénaire contre la doyenne le 30 mars. Blessée à la main, Natalija Jovanović ne pointe qu’un seul coupable : le président.

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