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Avec la guerre à ses portes, la Roumanie se charge désormais d’une large partie du transfert des exportations de l’Ukraine. Par camion, train et barges, les marchandises transitent largement par le sud du pays, mettant à rude épreuve des infrastructures dépassées. 

Des bâtiments désaffectés, des silos d’acier et des grues jaunes éparpillées, le port de Constanța impressionne par sa démesure. Sur près de 4 000 hectares, le plus grand port de la mer Noire est un imbroglio de routes qui longent des terrains vagues et serpentent jusqu’aux docks. C’est dans ce dédale de ferraille où cohabitent installations flambant neuves et chiens errants que s’opère la relève des exportations ukrainiennes. Ici, sont redirigées les marchandises destinées au port d’Odessa, sous la menace des bombes russes depuis plusieurs semaines, à seulement 300 kilomètres de là. Loin d’amortir le choc des flux croissants, les infrastructures roumaines tiennent difficilement la cadence et la désorganisation guette. 

Un constat établi d’emblée par Viorel Panait, PDG de Comvex, la plus grande entreprise de manutention de matières premières – céréales et minerais – de la région. Pragmatique, l’homme d’affaires plaide pour un effort économique conjoint pour rénover les installations roumaines. « Il faut un montage financier de la part du gouvernement et de l’Union européenne pour de nouveaux équipements, pour augmenter la vitesse sur les chemins de fer, sur les autoroutes…» 

Prendre la relève : une responsabilité collective

Derrière ses larges lunettes et son sourire en coin, l’homme d’affaires reconnaît l’opportunité économique que représentent ces nouveaux flux de marchandises pour son pays. Il le croit dur comme fer : aider l’Ukraine à exporter ses marchandises permettra de financer et de gagner la guerre. « On a accueilli les réfugiés, c’est très bien. Maintenant, il faut aider les fermiers à vendre leurs produits et à faire tourner l’économie. » La Commission européenne a bien versé 450 millions d’euros à la Roumanie pour donner asile aux déplacés, mais le soutien sonnant et trébuchant pour la reprise en main des marchandises ukrainiennes est encore en suspens. Un oubli intenable pour Viorel Panait, qui juge le sujet explosif. « Les Ukrainiens sont assis sur 25 millions de tonnes de céréales qui attendent d’être exportées. À la fin de l’année, ce sera 110 millions de tonnes de plus. Au-delà de la famine, il s’agit de soutenir les industries du monde entier. Pour le fer, on parle de 40 millions de tonnes bloquées en Ukraine. Sans ces matières premières, votre frigo coûtera le double l’année prochaine. » 

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C'est par le port de Constanța, le plus large de la mer Noire, que transitent les céréales ukrainiennes. © Enora Seguillon

En attendant un effort collectif, le dirigeant assure avoir mis 4 millions d’euros sur la table au lendemain de l’invasion de l’Ukraine. L’objectif ? Monter de nouvelles installations pour décharger toujours plus, toujours plus vite, les marchandises de son voisin en guerre. Ainsi, 200 000 tonnes supplémentaires de céréales pourront transiter par les infrastructures de Comvex, déjà à pleine capacité avant le conflit. Le groupe accuse d’ores et déjà une augmentation de plus de 20 % de ses flux. Une lourde responsabilité, que le PDG se refuse à porter seul. « Mon enthousiasme, celui de mon entreprise, du port de Constanța ne suffiront pas pour remplir notre devoir de solidarité envers les Ukrainiens. » 

Dans les bureaux de Comvex, les employés surveillent scrupuleusement les nombreuses caméras et écrans de contrôle. Ils s’assurent que le ballet incessant des machines qui chargent et déchargent maïs, blé et graines de tournesol se passe sans encombre. Chaque cargaison est pesée à son arrivée au port, lors de son stockage dans les silos, et lors de sa mise en expédition. Certes, la logistique tient le coup mais elle reste « difficile ». Entre autres, la communication avec les routiers ukrainiens, au volant des nombreux camions qui stationnent dans le port, se révèle compliquée. Coordination, infrastructures, tout est à réorganiser et implique un temps d’adaptation inévitable. Fier, Viorel Panait avance tout de même que Comvex a chargé cinq navires de céréales depuis le printemps, à destination de l’Afrique du Nord, en route pour l’Égypte et la Tunisie, des pays ultra-dépendants des denrées ukrainiennes en proie à la pénurie. 

Poste-frontière submergé 

Si le port de Constanța tourne à plein régime, les frontières de la Roumanie subissent le même afflux. Signe révélateur à Isaccea, au poste frontière avec l’Ukraine, la file des camions s’allonge de jour en jour. Entre les deux pays, le Danube et une petite barge chargée de transporter les véhicules d’une rive à l’autre. De quelques dizaines de routiers à vouloir traverser la frontière quotidiennement avant la guerre, à plusieurs centaines aujourd’hui, cette porte d’entrée vers l’Union européenne est submergée. Du jamais-vu pour les policiers du coin. « Avant, il n’y avait rien ici. » 

Maintenant, les poids-lourds s’entassent de tous côtés. Certains remplis de marchandises attendent de finir les formalités administratives pour descendre à Constanța, 150 kilomètres plus au sud. Pour les autres, à vide, il faut patienter avant de prendre la barge – une toutes les trois heures – et rentrer en Ukraine. Parce que les moyens financiers manquent pour mettre en place plus de passages et que le poste frontière n’a pas la place d’accueillir plus de camions, les routiers en provenance d’Odessa patientent plusieurs jours avant de pouvoir traverser le fleuve. 

260 millions d’euros pour moderniser les rails

Du côté de Galați, port fluvial majeur de la Roumanie un peu plus au nord d’Isaccea, d’autres marchandises ukrainiennes franchissent, elles, la frontière moldave avant d’être convoyées par voies de chemins de fer jusqu’aux deux ports de la ville. Problème, l’écartement des rails moldaves – héritage de l’époque soviétique – et roumains n’est pas le même. Résultat, les trains se retrouvent bloqués à un ou deux kilomètres de leur destination. Une perte de temps considérable pour les convois de marchandises qui peinent à arriver jusqu’aux barges de Galați, elles-mêmes chargées de descendre jusqu’à Constanța par le Danube, empruntant en fin de course un canal construit sous l’ère Ceaușescu.

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Depuis le début de la guerre, les marchandises ukrainiennes transitent d'Odessa jusqu'en Roumanie. © Enora Seguillon

Pour régler le problème et accélérer les flux, le ministère des Transports, Sorin Grindeanu, s’est engagé à rénover les cinq kilomètres de rails problématiques avant septembre. Une opération à 260 millions d’euros, à laquelle un responsable du groupe allemand DB Schenker, chargé de la logistique des exportations internationales, ne croit guère. « Entre ce que le gouvernement dit et ce qu’il fait… J’attends de voir. » Sans attendre les investissements promis, le transit des marchandises ukrainiennes à Galați a d’ores et déjà augmenté de 15 %. 

Le conflit accélère la mise en place de ces nouvelles routes commerciales, une opportunité de taille pour la Roumanie et l’UE, ainsi mieux connectées à l’Ukraine et au reste du monde. Plusieurs observateurs roumains s’accordent à penser que cette « porte de secours » que représente leur pays sera toujours utile après la guerre. Les investisseurs espèrent que ces chemins se pérenniseront, quand bien même le ciel d’Odessa s’éclaircit. 

Éléonore Disdero

 

L’attente interminable des routiers ukrainiens

Quatre jours. C’est le temps qu’il faut pour passer la frontière roumano-ukrainienne à Isaccea, l’un des points névralgiques des flux incessants de camions. Les chauffeurs ukrainiens affluent en Roumanie et rien n’est prévu pour les accueillir dignement. Le bac qui traverse le Danube ne peut prendre qu’une dizaine de camions à raison de trois traversées par jour. Or, ils sont des centaines. Les hommes ukrainiens n’ont pas tous été mobilisés pour la guerre, afin de continuer d’acheminer les marchandises. Sous une chaleur accablante, ce jour-là, ils patientent en file indienne. « Ce ne sont pas des vacances loin des bombes, je suis inquiet pour ma famille mais je dois continuer à travailler pour les nourrir », explique Rostislav, 25 ans, originaire de Chernihiv dans le nord de l’Ukraine.

La frontière marque seulement le début de longues journées d’attente. Les routiers prennent ensuite la direction du port de Constanța. Là-bas, des parkings entiers sont emplis de camions immatriculés « UA », siglés du drapeau bleu et jaune. Une image qui n’existait pas avant le début de la guerre fin février. Ils attendent que leurs cargaisons soient chargées sur les bateaux. 

Les routiers se retrouvent deux semaines sur un parking, sans toilettes ni salle de bain et dorment dans leurs camions. « On se lave dans des stations-service sur le chemin et ici on fait comme on peut », explique l’un d’entre eux, pudique. La journée, ils nettoient leur camion, regardent des films, jouent aux cartes et se racontent des histoires. Isolés dans le port, ils se nourrissent grâce aux poissons qu’ils pêchent le long des quais et aux quelques épiceries alentour. Des conditions précaires qui rendent encore plus longues les journées : « C’est très dur d’être loin de sa famille pendant la guerre », insiste Vadim, 32 ans, croix autour du cou et sourire émaillé de dents en or. Si les rires résonnent sur le parking lorsqu’ils se retrouvent, tous ont le visage fatigué et le regard profond à l’évocation d’Odessa bombardée.

Enora Seguillon

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