En Bucovine, dans le nord de la Roumanie, la campagne fait fuir plus qu'elle n'attire. Avec ses quelques animaux et son potager, Ionuț Loba, rare trentenaire de la vallée, porte à bout de bras les traditions de son village et de la vie rurale. Récit et diaporama.
Le village de Ciumârna est articulé autour de la route 17A qui traverse la Bucovine. © Juliette Lacroix
En été, Gabriela et Ionuț Loba se rendent aux paturages deux fois par jour. © Juliette Lacroix
Depuis son pré, sur le flanc de la colline qui surplombe le village, Ionuț peut voir l’Ukraine. La frontière est là-bas, à 25 km à vol d’oiseau, deux cols plus loin au Nord. Quand la guerre a éclaté au milieu de l’hiver, le fermier a tout de suite envisagé de pousser les murs de sa petite maison pour accueillir des réfugiés. Il pensait que beaucoup tenteraient de fuir par la forêt carpatienne, malgré le froid polaire qui touche la région à cette période de l’année.
Car c’est au cœur de la Bucovine, de part et d’autre d’une route longeant le cours d’eau éponyme, qu’est nichée la commune de Ionuț, Ciumârna, à 800 m d’altitude. Dans cette étroite vallée bordée de sapins, les maisons traditionnelles en bois hébergent 420 descendants des Houtsoules, une ethnie roumano-ukrainienne qui vit dans les Carpates depuis des siècles. Ukrainophone de naissance, Ionuț souhaitait apporter son aide aux réfugiés fuyant la guerre. Il y a eu du passage au début du mois de mars, mais personne ne s’est arrêté. « Seuls les riches ont pu quitter le pays. Pourquoi resteraient-ils ici, à Ciumârna ? »
Le trentenaire, lui, n’a jamais songé à quitter ses terres natales. Cadet de la famille des Loba, Ionuț a repris l’exploitation et le logis de famille, la Casa Colinita, voilà quelques années. Et c’est le cœur rempli de fierté qu’il aime présenter sa jolie fermette, son « bardage en bois en queue d’hirondelle » façonné par ses ancêtres, et la maison d’enfance de sa mère, dont il a pris le soin de conserver le caractère pittoresque. C’est d’ailleurs ce décor rural qui a séduit sa femme, Gabriela, originaire de Bucarest, arrivée en 2019 et jamais repartie.
Semer pour (sur)vivre
Le teint hâlé, 1,85 m, large d’épaules… Son physique ne trompe pas : Ionuț alterne ses journées à la ferme et aux champs. Car ici, le travail de la terre n’est pas une option, tout relève de l’agriculture vivrière. « Chacun mange ce qu’il cultive. » Comme les autres villageois, il possède un petit arpent de terre, deux à trois hectares hérités de la famille, où il diversifie les cultures, malgré le sol montagneux « difficile à labourer » : patates, betteraves, maïs, chanvre, oignons, ail, rhubarbe, fraises, pommiers…
Depuis l'entrée du pays dans l'UE en 2007, les anciens voient leurs campagnes se vider. © Juliette Lacroix
L’étable, 15 m2 — et c’est un « luxe » — abrite quatre vaches, une jument de trait et son jeune poulain. Le poulailler accueille quant à lui poules, dindons, cailles et pigeons, et la bergerie, une dizaine de chèvres tout au plus.
Le jeune fermier limite ainsi ses venues au supermarché de Vatra Dornei, la « grande » ville au fond de la vallée — 15 000 habitants —, aux cas d’extrême nécessité. Pour le reste, la débrouille est indispensable. « Quand j’ai besoin d’huile, j’utilise la graisse de mes vaches. Et pour le sucre, le miel de mon voisin fait très bien l’affaire. Je lui échange contre quelques cailles… »
Ionuț est autosuffisant à plus de 70 %. Ce qu’il ne produit pas, il se le procure auprès de ses proches ou dans les marchés locaux. La micro-supérette du village permet aussi de dépanner, « par exemple quand il n’y a plus de savon ou de papier toilette. Ça, on ne le trouve pas dans le jardin ! »
Pour l’eau, impossible de compter sur le réseau d’eau courante national : en 2022, le village n’y est toujours pas connecté, tout comme 70 % du territoire bucovien*. Les habitants de Ciumârna ont donc là aussi recours au système D. À deux ou trois ménages, ils se partagent une source des nappes phréatiques du territoire montagnard. Grâce aux raccords par tuyaux « faits maison », chaque habitation bénéficie de l’eau courante. Les risques de pollution ? Aucune crainte : « Personne n’utilise de pesticides ou de produits phytosanitaires. Ici, tout est naturel, tout est biologique », souligne fièrement le paysan.
La jeunesse s'enfuit
Lorsqu’il se rend à son pâturage, à quelques centaines de mètres de sa casa, le trentenaire ne passe jamais inaperçu, surtout auprès des villageois qui l’ont vu grandir. Car ici, Ionuț fait figure d’exception : il est l’un des rares de sa génération à être resté sur ces terres, là où la moyenne d’âge frôle désormais les 70 ans. Ses pas résonnent comme un souffle de jeunesse et d’espoir pour les têtes blanches qui n’ont jamais bougé. Arrivé devant le portail d’une maison en bois jaune, délavée par le soleil, notre guide entre comme chez lui. Adriana, sa marraine sexagénaire, lui fait comprendre que le café n’est pas une option. Avec cette visite hebdomadaire, elle comble comme elle le peut l’absence de son fils du même âge, parti pour la France il y a quelques mois avec sa femme et ses deux filles.
Niché au coeur de la Bucovine, Ciumârna compte 420 habitants. © Juliette Lacroix
Adriana et son mari occupent une grande ferme, avec « sept chambres, mais qui ne servent plus à rien », explique-t-elle tristement. Elle a pourtant fait des travaux pour la moderniser aux goûts de ses enfants : nouvelle salle d’eau avec bains à remous, salon flambant neuf, écran plat, cuisine équipée… Mais ces derniers ne rentrent plus qu’une ou deux fois par an pour les grandes occasions, à Pâques ou à Noël.
Cet exode rural, les habitants de Ciumârna ne le connaissent que trop bien. Depuis des décennies, les jeunes adultes quittent le hameau pour tenter de faire carrière ailleurs, en ville ou à l’étranger. L’agriculture de subsistance ne suffit plus aux aspirations de cette jeunesse tentée par le modèle de l’Ouest. En 2007, après l’entrée dans l’Union européenne, le phénomène s’est accéléré car « tout est devenu plus simple ». Ionuț a lui aussi vu partir son frère aîné il y a de ça trois ans. Il s’est installé en Haute-Savoie en tant que menuisier, dans l’espoir de « gagner un peu mieux sa vie qu’ici, en Roumanie ». Plusieurs fois, il a invité son cadet à le rejoindre. « Mais qui veillera sur mes bêtes ? Et puis, je suis bien ici. La campagne, il n’y a que ça qui me plait vraiment. »
« Beaucoup disent qu’ils ne partent à l’Ouest que pour trois, six mois… et ils finissent par y rester trente ans. » Si Ionuț entend les raisons de ces migrations, lui et les autres villageois en paient quotidiennement les conséquences. Le manque de main d'œuvre a accentué la pénibilité d’un travail sans mécanisation : pas de tracteur, bêcheuse ou arracheuse à betteraves, juste un cheval. La traite se fait toujours à la main. Le jeune fermier s’inquiète de voir les exploitations agricoles du village diminuer à vue d'œil. Avec nostalgie, il regarde le terrain d’en face : « Lorsque j’étais enfant, les gens cultivaient des pommes de terre, des betteraves, du maïs… Depuis que les héritiers sont partis, c’est redevenu une simple parcelle d’herbe. »
Des traditions délogées
Malgré le besoin criant de travailleurs de la terre, les villageois s’en sortent. En Bucovine, littéralement « le pays des hêtres », beaucoup tentent notamment de conserver les compétences traditionnelles du travail du bois. Dans la famille Loba, l’art de la menuiserie se transmet de père en fils. Si son frère est parti exercer en France, Ionuț a, de son côté, précieusement gardé l’atelier et les outils de son paternel, grâce auxquels il a pu restaurer la propriété familiale, un leg joliment préservé.
Mais en parcourant la route nationale qui traverse Ciumârna, quelques bâtisses détonnent avec le reste du paysage bucolique. Entre les logis traditionnels, faits de torchis à base de paille, crottin de cheval, sable et argile, se dressent d’imposantes demeures en béton, à un ou deux étages, ajoutant un grain d’austérité au village. Stigmates du régime de Ceaușescu, leur architecture et leur disposition, au plus proche de la chaussée, ont été imposés pour faciliter les inspections des patrouilles de la Securitate**.
Plus loin, sur les chemins qui sillonnent les collines, de nouvelles habitations voient aussi le jour, signe de la réussite des expatriés revenus au pays après des années de travail transfrontalier. « Ils cherchent à ressembler aux Occidentaux. » Murs blancs, baies vitrées, colonnades grecques, SUV… Le pavillon « Seine-et-Marne » au-dessus de chez Ionuț a coûté « plus de 90 000 euros, sans le terrain, qui vient de l’héritage ! » Pour le jeune fermier, ces nouvelles maisons sont non seulement hors de prix, mais grignotent également le panorama verdoyant et traditionnel de la région, où on observe encore circuler charrettes et carrioles.
À droite, la mère de Ionuț qui vit toujours avec eux, s'occupe du jardin et perpétue les traditions. ©Juliette Lacroix
S’il redoute certaines transformations, Ionuț reste un homme de sa génération. Pour combler les fins de mois difficiles, il a aménagé le bas de son foyer en chambres d’hôte pour accueillir les familles curieuses d'agro-tourisme, un phénomène qu’il sait en vogue dans la région. Il parle couramment anglais et français, des langues apprises au lycée et au sein de son association de tourisme local.
Présent sur les réseaux sociaux, grâce auxquels il garde contact avec ses proches à l’étranger, Ionuț est un homme connecté, curieux des actualités nationales et internationales. Il a même rencontré Gabriela grâce à une application de rencontre.
Si loin de l’UE
Mais chez les Loba, les traditions ont la vie dure. Pas question de laisser tomber les coutumes familiales. À l’étage de la fermette, Ana, sa mère, continue d’utiliser son război de țesut, un métier à tisser lui permettant de faire blouses et tapis traditionnels et fabrique des opinci, sabots en peau de cochon ou de chèvre. Pour Pâques, grands et petits de la lignée s'appliquent à peindre les incondeiate, œufs traditionnels roumains, symboles du pays. Ici, la religion a gardé sa place prépondérante dans le quotidien de la vie communale. À l’entrée du village, les visiteurs sont accueillis par une immense croix en bois, tandis que l’église orthodoxe, construite au XVIIe siècle, est méticuleusement conservée par les habitants, parfois mieux que leurs propres habitations. En 2020, ils y ont même ajouté une annexe extérieure, une « chapelle ouverte, respectant les gestes barrière » et permettant aux fidèles de s’y rendre durant la pandémie de Covid-19.
Malgré les efforts d’une poignée d’irréductibles, certaines pratiques ancestrales se perdent. Ionuț regrette le temps où ses parents élevaient leur cheptel d’une centaine d’ovins. Aujourd’hui, il voit les prairies disparaître au profit des sylviculteurs. « Depuis 2013, une loi nous interdit de faire pâturer les moutons dans les plaines, ça menacerait les pousses de sapin… » Là aussi, le sentiment d’abandon est sévère : « Le gouvernement nous laisse tomber, et se laisse dicter par les intérêts économiques des plus grands, sans penser aux petits qui en souffrent… »
Quant à la PAC, le mot relève presque du mirage. Dans un pays où la surface moyenne des 2,89 millions d’exploitations n’excède pas cinq hectares, les petits paysans de Ciumârna n'envisagent même pas une aide de l’Union européenne. Une déception ? « Impossible de manquer de ce qu’on n’a jamais connu », sourit Ionuț, empoignant sa grelinette.
Sarah Dupont et Juliette Lacroix
* Chiffres du rapport sur l'État territorial du ministère du Développement, des travaux publics et de l’administration, 2017.
** Police politique du régime communiste.