Destins croisés d'une tribu, de trois fermiers et d'un producteur vivant sur le même territoire. L'accès à l'eau n'est pas le même pour tous.
A Belsar, les fermiers ne peuvent que constater la petite taille des mangues. © David Métreau/ Adama Sissoko/Cuej
Il ne stagne plus qu’une dizaine de centimètres d'eau verdâtre au fond du puits. Une quantité infime, que quatre femmes retirent, puis acheminent au petit village montagnard d'Hadsar. Par temps de sécheresse, le rituel est quotidien pour les femmes des populations dites tribales, les Adivasi du taluka* de Junnar.
Pendant des siècles, les Adivasi ont vécu en marge de la civilisation indienne. La Constitution leur a reconnu un statut particulier en 1949, leur attribuant des terres théoriquement inaliénables dans des zones reculées: montagnes, forêts et îles. Une espèce protégée, en somme, qui se tient à l'écart du marché et à laquelle l'administration indienne ne se sent apparemment aucune obligation d'assurer l'accès aux services publics.
Dans le village voisin d’Anjanawle, les Adivasi s’abreuvent directement à la nappe phréatique, au moyen de puits et des pompes manuelles. Ils sont aujourd’hui presque à sec. En contrebas, la retenue d’eau de Manikdoh dessert la plaine. « Ce barrage est sur nos terres, mais nous ne pouvons pas accéder à son eau, même pour boire, constate une femme du village. Pour survivre, les gens descendent cinq mois de l'année pour travailler dans la plaine. » Quelques centaines de mètres plus bas, les rectangles verts des parcelles irriguées contrastent avec l’herbe jaunie et le sol craquelé des collines alentours.
L'eau coule à flot
C’est sur cette oasis que prospère, près du village de Galegaon, la vaste exploitation horticole de Mangesh Doke. Une dizaine de journaliers Adivasi travaillent dans ses vignes. Mangesh Doke, grand, musclé, chemise blanche impeccable et RayBan noires, reçoit ses visiteurs dans son vaste salon, équipé d'un écran plat. Il se dit touché par la sécheresse qui affecte les autres : « Ce qui leur arrive pourrait m'arriver » . L'eau qui irrigue ses vignes et ses grenadiers provient d'un captage de la rivière Kukadi, acheminée en continu jusqu'à un réservoir de dix mètres de diamètre via plus de 5 km de pipelines. L’accès à l’eau en abondance lui a permis de développer très vite une gamme de fruits à forte valeur ajoutée: bananes, tomates, mangues. Ses grenades et son raisin sont exportés à 80% vers les pays du Golfe.
Vishal, Kuldip et Deepack Mandlik,trois fermiers du même clan, ont choisi, eux, de miser sur la rajapuri, une variété de mangue très prisée des Indiens. Mais leurs vergers - 1,5 à 2 acres par familles- sont à l’extrême limite de la « ceinture verte », dans le village de Belsar, à 8 km de Galegaon. Ici,le système d’irrigation est en bout de course.
Pour abreuver leurs manguiers, ils ne disposent que d'une petite retenue secondaire, le Check Dam, à sec. Il faut donc recourir, avec parcimonie, à un forage sur la nappe phréatique dont le niveau est très bas.
Sur leurs plantations, ils ne peuvent que constater l’ampleur des dégâts: la terre qui craque sous leurs pas, la taille rabougrie des rajapuri, et les fruits flétris qui jonchent le sol. Deepack Mandlik, 20 ans, étudiant en école d'ingénieur se rend à l'évidence. Cette sécheresse est une catastrophe pour lui: « Mes études dépendent de ces arbres! À cause de cette mauvaise récolte ma famille va devoir s'endetter sur plusieurs années pour les financer». Mal desservis, les habitants de Belsar ne parviennent pas, confesse Vishal Mandlik, à s’organiser pour former un groupe de pression susceptible d'infléchir les priorités d'allocation du taluka.
Pour avoir accès aux subventions qui permettent de pérenniser des infrastructures de distribution d'eau, c'est aux patils (chefs de villages) de faire remonter la demande auprès du Comité de répartition des eaux du district. Cet organe composé de fonctionnaires et d'élus locaux répartit les aides allouées par l’Etat. Il peut aussi, en cas d’urgence, dépêcher des camions citernes.
Double privilège
Si la demande n'est pas présentée dans les formes par les responsables, rien ne sera fait. La constitution d'un dossier ou même la rédaction d'une lettre représente une barrière quasi infranchissable pour les Adivasi des montagnes, très souvent illettrés.
R.C Talape, fonctionnaire principal de Junnar, chargé de réceptionner les dossiers, reconnait l’existence du double privilège géographique et politique des habitants de la « ceinture verte » : « Le taluka de Junnar est comme une cuvette formée par des montagnes entourant des plaines. C'est dans la plaine qu'est retenue l'eau. Ses habitants sont donc favorisés... d'autant plus que la plupart des membres du Comité de répartition des eaux y résident. Ils ont donc privilégié les investisements publics dans cette zone.»
Les inégalités qui en résultent sont pour lui une fatalité : « Nous, fonctionnaires du taluka, nous ne pouvons pas tout faire. En démocratie, nous devons suivre les décisions des élus. »
David Métreau et Adama Sissoko
* Le taluka est l'unité administrative de base du district. Il comprend une municipalité, et possède des pouvoirs administratifs, fiscaux et de simple police.