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Moments de vie autour de l'eau au bidonville Jamia Millia

Système D et dépendance

Les habitants des quartiers les plus défavorisés ont recours au système D pour assurer leurs besoins vitaux.

Dans ce bidonville du sud de Delhi,connu sous le nom d'Indira Gandhi Camp, les enfants jouent pieds nus parmi un amas d'ordures, qui recouvre une canalisation large d'une dizaine de mètres. Les cochons se nourrissent des déchets, situés en contre-bas du camp. L'odeur des ordures sévit déjà à une centaine de mètres, accentuée par les 45 degrés de l'été delhiite. Sept cents familles occupent la colline. Au pied de celle-ci, le long de l'égout à ciel ouvert, une vingtaine de personnes originaires du Bangladesh sont privées d'eau. Dans le reste de ce campement illégal, les autres habitants ont accès à l’eau, via des canalisations installées par la municipalité, à l’instar de la majorité des 860 bidonvilles de la capitale indienne. Dans le sud de Delhi, ils sont 800 000 à vivre dans ces baraquements de fortune, et 2,5 millions sur l’ensemble de la capitale.

Les premiers compteurs d'eau

Dagshree, 65 ans, vit à côté de l'égout depuis plus de 40 ans. « Parfois, la nuit, nous essayons d'aller voler de l'eau aux maisons situées plus haut, mais nous avons peur qu'il viennent nous battre. » Il lui arrive de marcher entre 500 mètres et un kilomètre, chargé de bidons, pour trouver de l’eau. Le chef autoproclamé de ce bidonville, et sûrement l'un des résidents les plus riches, comme en témoignent son smartphone, la taille de sa montre et sa maison cossue, a décidé d'installer des compteurs d'eau dans chacune des 140 maisons du campement. Il assure que même les maisons qui sont totalement dépourvues d’approvisionnement – et sont par ailleurs promises à la démolition - seront concernées. « J'espère que les compteurs seront posés d'ici à deux mois, explique Subhkant Kamat. Si tout fonctionne, notre camp sera le premier à Delhi à avoir des compteurs. » Chaque habitation du bidonville va être reliée au réseau de canalisation afin de pouvoir installer ces compteurs. Pour le chef, ces derniers n'ont que des avantages. « Actuellement, nous avons l'eau gratuitement et donc personne n'écoute nos problèmes. Une fois que nous payerons l'eau, les responsables devront nous écouter. En plus, les compteurs vont mettre fin au gaspillage. » Et Subhkant Kamat espère ainsi éviter les coupures qui touchent fréquemment sa maison. L’avantage du projet, c’est de fournir de l’eau a tout le monde ; la contrepartie, c’est de rendre payant un bien aujourd’hui gratuit. « Moi, je ne crois pas Subhkant Kamalt, explique Seema,qui travaille comme bonne dans le quartier aisé, de l’autre côté de la route. Il vient de temps en temps nous voir, mais à la fin, tout est fait pour les gens du haut de la colline. » « Cela a surtout pour but de nous contraindre à utiliser moins d'eau, il est de mèche avec les politiques », abonde Mamta. « Si nous avons de l'eau de qualité, je suis prête à payer quelques roupies de plus, positive Dasghree. Ici, les familles gagnent en moyenne 6 000 à 7 000 roupies par mois (ce qui les place sous le seuil de pauvreté ndlr). Après tout, cela vaudra bien tout le mal que nous subissons chaque jour. » 

 

© Antoine Izambard /CUEJ

Des ruptures d'approvisionnement

A deux kilomètres de là, en contre-bas d'un boulevard en permanence embouteillé, la rue principale du bidonville de Barapulla échappe aux regards. On aperçoit d'abord les enfants qui trient les ordures, à la recherche d'objets à recycler et à revendre. Ici, les maisons sont en dur, les murs peints en bleu. Les habitants, tous hindous, ont fait construire un temple et une école où sont scolarisés les plus jeunes. Des canalisations courent le long des maisons. Au milieu de la grande rue, des jeunes filles viennent remplir leurs seaux d'eau grâce à un robinet commun. L’eau a été livrée le matin par le camion-citerne du Delhi Jal Board (DJB), l'organisme municipal chargé de la distribution d'eau, comme dans la majorité des bidonvilles de la ville. Les livraisons sont toutefois irrégulières.

« Il arrive que nous n'ayons pas d'eau pendant trois jours, raconte un résident, qui se protège de la chaleur en s'abritant le long de sa maison. Cela arrive quand le DJB nettoie ses camions.Nous allons alors nous approvisionnerdans le quartier riche qui est en face. » Et quand un problème majeur apparaît,les quelque 2500 habitants se tournent vers le chef du lieu,

choisi pour son expérience. Monsie​ur Murgesh est arrivé parmi les premiers en 1979 de Chennai (Madras), au sud de l'Inde. Son autorité, assise depuis longtemps, n'est pas contestée, d'autant que l'homme a créé des liens avec les hommes politiqueslocaux. Ces derniers, essentiels pour résoudre les problèmes de la vie quotidienne des habitants, tels que l'accès à l'eau, sont élus dans chaque quartier de l'État de Delhi et font partie de l'Assemblée législative.

Les télévisions du Nehru Camp

« Quand l'eau vient à manquer, ces hommes politiques nous aident, explique le chef. Quand on se plaint, ils envoient des camions-citernes. Et tous les 20 jours les employés du DJB distribuent des pastilles de chlorine pour nettoyer l'eau. » Il y a bien des pancartes dans le bidonville pour expliquer l'usage de ces pastilles, beaucoup d'habitants ne s’en servent pas. 

« Nous avons peur qu'elles nous rendent malades », explique un homme. Dans le camp, le chef est bien seul à promouvoir l'action des hommes politiques.

860 bidonvilles sont répertoriés sur New Delhi ©Thibaud Metais / CUEJ

« Les politiques viennent une fois tous les cinq ans, à la veille des élections, pour obtenir des voix, dénonce Shakti Vel de l'ONG Youth Welfare Association for Tamils, qui gère notamment l'école du camp. Ils font des promesses qu'ils ne tiennent pas, et ensuite on ne les revoit plus. » L'accès aux sanitaires fait partie des principales doléances portées par les résidents. Le bidonville n'en a jamais eus. Hommes et femmes doivent se rendre sur la ligne de chemin de fer qui court en lisière du bidonville. « Il arrive qu'il y ait des accidents. Des femmes sont mortes », emportées par le train. Selon le Center for Global Development  Research (CDR), organisme indépendant spécialisé sur les questions de développement, 26% des  bidonvilles de Delhi sont privés de toilettes.

Le campement de Jamia Nagar, l'un des plus pauvres de la capitale, en est lui aussi dépourvu. « On ne risque pas d'en avoir puisque l'on change chaque année de campement », glisse l'un des 200 habitants. Originaires pour la plupart d'Uttar Pradesh, un Etat du Nord du pays, les hommes travaillent d'octobre à juin dans les métiers du bâtiment, puis repartent dans leur région au moment de la mousson. Quatre immeubles en construction bornent le campement où se serrent une trentaine de bicoques en tôle. Derrière un talus, à quelques mètres d'un baraquement, la dépouille d'un cycle Peugeot des années 1950 jonche le sol. « On a de la chance d'avoir trouvé ce site qui permet d'avoir de l'eau facilement », lâche Aakash, 24 ans. Chaque jour, femmes et enfants s'approvisionnent en eau potable grâce à un camion-citerne délivré par le DJB dans les locaux d'une université voisine. 

Une pompe est également mise à disposition, à quelques mètres des habitations, par le patron de l'entreprise de construction qui emploie la plupart des hommes du campement. Il s'agit du véritable chef du bidonville. « Nous n'avons pas de chef parmi les habitants et comme nous sommes itinérants, nous dépendons beaucoup du patron qui nous emploie », précise un résident. C'est lui qui va notamment être chargé de négocier avec le DJB si les camions-citernes ne sont plus approvisionnés en eau. C'est aussi vers lui que vont se tourner les gens en cas de problème. Le pouvoir des chefs des bidonvilles tend à se renforcer en fonction de l'appartenance des habitants à telle ou telle caste, même si les discriminations fondées sur celles-ci sont interdites par la Constitution. Selon le CDR, 47% des personnes vivant dans les bidonvilles de New Dehli sont des dalits (« intouchables »). A Jamia Nagar, ces derniers représentent même près de 80% de la population. « Les chefs s'octroient plus de pouvoir quand la population est en majorité dalit, ce qui les conduit à prendre toutes les décisions et à réduire les habitants à des assistés », appuie Rajesh Kumar, directeur de l'une des principales ONG de New Delhi, spécialisée dans l'extrême pauvreté. 

Certains bidonvilles, comme le Jawaharlal Nehru Camp, sont plus anarchiques. Ce campement de 3000 habitants est un melting-pot géant rassemblant les communautés hindous, musulmanes et sikhs. Selon le CDR, 87% des habitants des bidonvilles de Delhi sont hindous et 12% sont musulmans. Avec ses venelles obscures qui s’entrelacent autour d'habitations en ciment grisle Nehru Camp, deux hectares, fait partie des bidonvilles aisés de Delhi. La plupart des maisons sont équipées d'écrans de télévision et chaque jour le DJB approvisionne le campement en eau potable. Mais l'irrégularité des livraisons et la forte demande en eau sont une source de tension entre les habitants. « Il arrive souvent qu'on se batte entre nous pour récupérer l'eau », explique un jeune homme de 25 ans, le bras en écharpe après une bagarre liée à une livraison d'eau potable. S'agissant du raccordement des maisons au réseau d'eau, il appartient à chaque habitant de contacter le DJB, alors que les Delhiites ont pour habitude de se regrouper en associations de quartier pour défendre leurs intérêts auprès des autorités. « C'est un peu épuisant, lâche un habitant. C'est à nous de tout faire dès qu'il y a un problème dans le quartier. »

Mathilde Cousin, Etienne Grelet, Antoine Izambard,Smriti Singh

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