Destruction, modernisation et changement de clientèle : l’offre commerciale de la Canardière se recompose en faisant des gagnants et des perdants. Derrière le Plan de renouvellement urbain (PRU), bailleurs et pouvoirs publics tirent les ficelles.
Place de l’Île-de-France, aux alentours de midi, le Fournil de la Meinau ne désemplit pas. "Qui veut encore un sandwich poulet curry ?", lance la vendeuse à la file d’attente d’une dizaine de personnes. Parmi elles, certaines ont acheté un logement dans le quartier ces dernières années. Des nouveaux habitants qui sont "majoritairement jeunes et consomment différemment, plus de baguettes que de pâtisseries", constate Diana Leblond, gérante depuis 2016 de ce commerce emblématique. "C'est un quartier qui commence à revivre. Il y a deux lunetiers, alors qu’avant, il n’y en avait pas. Sinon, on a toujours les mêmes commerces. Ils ont juste changé de place", affirme-t-elle. Pourtant, dans la même rue, deux échoppes gardent les rideaux baissés.
Diana Leblond, gérante de la boulangerie Le Fournil de la Meinau. © Almamy Sané
Ces commerces vacants abritaient une boucherie, fermée en 2020, et un cabinet d'infirmiers libéraux. Ils sont la propriété d’Alsace Habitat. Freddy Zimmermann, directeur de l’attractivité et du développement durable chez le bailleur social, parle de "vacance stratégique".
Une redynamisation qui peine à démarrer
Quand les gérants sont partis, l’organisme n’a pas voulu accueillir au plus vite de nouveaux occupants afin de se donner le temps de mûrir d’autres projets. Pour choisir d’éventuels repreneurs, Alsace Habitat nourrit de multiples possibilités. Le bailleur pense à installer une conciergerie solidaire. Il discute également avec l’Association pour le droit à l'initiative économique (Adie) de l’ouverture d’une boutique éphémère de six mois. D’après Charlotte Hoarau, responsable projet à l’Adie, elle serait spécialisée dans la vente de bijoux, de vêtements et de bougies vendus par des artisans locaux.
Ailleurs, la tentative de redynamiser l’offre commerciale s’inscrit dans le sillage du Projet de renouvellement urbain (PRU) débuté en 2006. Elle passe par des destructions, comme celui du bâtiment de la rue de Champagne. Cet ensemble de cinq locaux commerciaux déserts abritait jusqu’au printemps 2023 La Cantine, dernier fast-food de la Canardière. Sa fermeture laisse les clients du bar voisin La Caravelle perplexes.
Un manque de visibilité qui interroge
Majdi Mtiri, commerçant de 45 ans au Neudorf, avait l’habitude d’y manger deux fois par semaine. "Maintenant, pour manger, il n’y a pas grand chose à part la boulangerie. Il manque un snack", se plaint-il. Le nouveau bâtiment qui sera construit à la place du bloc sera composé de 46 logements mais aucun magasin en rez-de-chaussée, soit une perte potentielle de cinq enseignes pour le quartier.
Les cinq commerces vides rue de Champagne seront détruits. © Almamy Sané
Yildiz Dileck a appris en 2019 la future destruction de son PMU. © Almamy Sané
Une autre barre commerciale sera également bientôt rayée de la carte, rue de la Canardière. Appartenant au bailleur In’li, elle compte une boulangerie, un salon de coiffure et un PMU. Yildiz Dileck, propriétaire de ce dernier, vit dans l’incertitude depuis l’annonce de la destruction de son commerce en 2019, deux ans après son installation. In’li aurait évoqué à Yildiz Dileck la possibilité de le reloger rue de Bourgogne dans un nouvel immeuble, mais elle affirme n’avoir pas reçu davantage de précisions depuis. "Je me suis rapprochée d’une avocate pour avoir plus d’informations sur l’évolution, les dates. Je n’ai toujours pas de retour car il y a un déni vis-à-vis des commerçants. Les réunions visaient plus les locataires des logements", déplore-t-elle.
Aslan Market, une success story subventionnée
Son bâtiment se trouve en plein milieu d’une portion de la cité qui va faire peau neuve. Certains ensembles voisins ont déjà été vidés, d’autres sont en cours de relogement. "Quand on vide un immeuble de 56 habitants, c’est possiblement des clients qu’on enlève. Ça a un impact négatif sur le commerce, et nous, ça nous met dans des doutes pas possible pour l’avenir", regrette-t-elle.
Le processus de transformation urbaine fait aussi des gagnants, à l’image d’Aslan Market. Après huit premières années d’activité rue de Franche-Comté, il commence une deuxième vie en déménageant en 2019 dans des locaux plus grands et modernes au 3, rue de Picardie. Le magasin a bénéficié d’une aide du Fond européen de développement régional (Feder), en soutien aux petites et moyennes entreprises des quartiers prioritaires de la politique de la ville. Une bonne affaire pour Aslan Market comme pour les habitants, qui peuvent acheter des produits locaux mais également venant d’Asie, de Turquie et de Russie. Dans ce déplacement, le supermarché a néanmoins perdu quelques fidèles : Saïd, 62 ans, chef d’équipe dans l'assainissement, confie ne plus s’y rendre : "Il faudrait que je prenne la voiture." Il se ravitaille désormais exclusivement chez Auchan. Pareil pour Majdi Mtiri, commerçant au Neudorf : "Moi, je faisais mes courses à Aslan à la rue Franche-Comté, mais je ne vais pas de l’autre côté, rue de Picardie".
Ancien local vide d'Alsan Market rue de Franche-Comté. © Almamy Sané
Nouveau local d'Aslan Market rue de Picardie. © Almamy Sané
La zone rénovée où se trouve le nouveau magasin a également vu naître une maison de santé et un nouveau centre d'ophtalmologie. Ce dernier a ouvert en mars 2022, à l’angle de la rue du Rhin-Tortu et de l’avenue de Normandie, avec le soutien des pouvoirs publics. C’est le dernier grand projet commercial d’envergure du quartier.
Aurore Ployer et Almamy Sané
© Aurore Ployer et Almamy Sané